74. Les morts n'ont pas leur mot à dire

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Putain, c'était long!

Déjà deux heures que nous attendions. Il faisait chaud, je transpirais, j'avais les mains moites. J'avais déjà fait tout mon possible pour prendre mon mal en patience: compter les carreaux de carrelage, les dalles des faux plafonds -d'ailleurs, il y en aurait quelques unes à changer...-, les femmes à lunettes, les hommes à barbe, les personnes qui avaient vomi, les fois où j'avais cru que ça allait être mon tour.

Je détestais les hôpitaux. L'odeur des désinfectants mêlée à celle des médicaments me donnait la gerbe.

Deux heures à regarder des visages tordus de douleur, à entendre des plaintes sur les délais d'attentes, à ignorer les tentatives de discussion.

Deux heures qu'Andrej partageait avec moi. Il devait vivre un véritable calvaire à mes côtés. On aurait dit un lion en cage, à faire des allers-retours entre la salle d'attente des urgences et l'extérieur. Il en revenait imprégné d'une forte odeur de tabac. L'attente, ce n'était pas son truc, je l'avais constaté à plusieurs reprises. Pour l'instant, il gérait: je n'étais pas encore la cible de ses insultes. Il fallait dire que je n'y étais pour rien et, je ne l'avais encore moins obligé à venir avec moi.

Au contraire, j'avais tout fait pour éviter un passage aux urgences. Au restaurant, le poignet dissimulé sous mes vêtements, Fiona et Séb n'avaient rien remarqué. J'avais même réussi à étouffer un cri quand Adam m'avait tapoté la main pour attirer mon attention. Malheureusement, oeil de lynx rôdait et ne s'en laissa pas conter lorsqu'il vit mon poignet opérer sa mutation. Sacha ne me laissa aucun autre choix que de partir illico pour les urgences. J'avais à peine eu le temps de manger quelques antipasti pour ne pas y aller le ventre vide. Il était désolé de ne pas m'accompagner lui-même; il avait déjà eu du mal à se libérer une heure pour nous rejoindre et devait repartir accueillir des clients à l'aéroport. Andrej irait avec moi. Par contre, je devais le tenir au courant. Compris.

Voilà, comment je m'étais retrouvée coincée dans cette salle d'attente, au milieu d'inconnus qui transpiraient trop, avec Andrej. La plaie! Les urgences et Andrej... Comme programme de la journée, j'avais rêvé de mieux. Si je faisais le décompte des personnes qui étaient déjà là à mon arrivée, nous en avions encore pour une bonne heure. Et j'étais optimiste... J'étais loin d'être prioritaire avec un poignet tordu. Okay, il avait pas mal enflé. Okay, sous certaines lumières, il pouvait même donner l'impression de changer de couleur. Mais de là, à s'taper les urgences, merde! Est-ce qu'il fallait en faire toute une histoire pour autant? Si j'avais eu réellement mon mot à dire, une poche de glace, de l'arnica et on n'en parlait plus.

J'avais beau triturer mes ongles nerveusement, le temps ne passait pas plus vite. Et l'impatience grandissante d'Andrej ne m'aidait pas à me calmer. J'en voulais à Andrej, j'en voulais à Sacha, j'en voulais à ce connard de Lionel, j'en voulais à cette putain de vie de me foutre toujours en galère. J'en voulais à la terre entière. Ma respiration s'accélérait sournoisement. Je ne devais pas laisser mon coeur suivre le même chemin. Je penchai ma tête en arrière et fermai les yeux.

***

(Flashback)

Le gant de toilette humidifiait mes joues. Agenouillée à ma hauteur, Elise nettoyait d'une main bienveillante les larmes cristallisées sur ma peau, en écartant les mèches de cheveux collées sur mon front. Elle s'était avancée prudemment de moi. Elle m'avait relevé la tête lorsque je l'avais baissée.

Ses yeux étaient gonflés; elle avait le teint blafard et l'air hagard. Mes larmes reprirent leur coulée en silence. Je n'avais pas dormi. Je n'avais pas mangé. Je n'étais pas sortie de ma chambre. Depuis combien de temps n'avais-je pas bougé? Mes parents ne s'étaient pas posé de question. De toute façon, ils bossaient, ils ne s'étaient aperçus de rien. Rien d'anormal. Un samedi matin comme un autre. Mon père s'était levé aux aurores, ma mère l'avait suivi quelques heures plus tard. Je les avais entendus se préparer. J'avais étouffé mes pleurs pour ne pas attirer leur attention. Recroquevillée au sol, entre le mur et mon lit. J'étais mal à en crever. J'en crevais. J'avais rendu tout ce qui avait pu se trouver dans mon estomac. Plusieurs fois. Ma gorge me brûlait. Cette douleur était bien plus douce que l'horreur qui emportait mes tripes. Je n'avais pas entendu Elise entrer dans ma chambre. Quelle heure était-il? Depuis combien de temps était-elle là? J'étais perdue.  

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant