6. Comment enlever l'indélébile

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Une fois, la porte fermée à double tours, mon sac et ma veste abandonnés dans l'entrée, j'eus un besoin irrépressible de quitter mes vêtements, comme s'ils avaient été souillés par le regard du type d'en bas. Ce regard pénétrant qui m'avait fait subitement sentir sale. Débarrassée de ces habits devenus encombrants, je me précipitai sous la douche, faisant couler une eau brûlante sur mon corps.  Je frottai alors énergiquement ma peau avec du savon pour faire disparaître cette crasse que son regard avait incrusté dans les pores de ma peau. Je frottai tellement fort que ma peau s'en trouvait écorchée. Ce ne fut qu'au moment où ma peau abîmée se réveilla de douleur que je commençai à me délester de ce dégoût irraisonnable que je ressentais. Ivre de fatigue et de douleur, je m'effondrai sur le sol de la douche et des larmes perlèrent sur mes joues jusqu'à se transformer en un flot abondant. Pendant de longues minutes, sans pouvoir réellement savoir combien de temps ça avait duré, les larmes ruisselèrent sans discontinuer. 

Face au miroir, je ne pus que constater les traces de mascara que les larmes avaient laissé sous mes yeux et qui me donnait l'illusion d'un faciès d'outre-tombe. Le visage bouffi, je m'emparai de ma serviette pour en effacer les stigmates. Mon coeur et mon corps s'étaient vidés du torrent de colère et de rage qui s'y était accumulé. Je me sentais las, épuisée et à bout de forces. 

Bien que la faim me tiraillait, je n'avais pas goût à manger et encore moins à me préparer un quelconque repas. Lorsque nous avions préparé les cartons du déménagement, ma mère et moi, elle m'avait obligé et ce, malgré mes objections, d'apporter avec moi différents vivres, pour les premiers jours, le temps que je prenne mes marques, m'avait-elle dit. Dans les cartons qui y étaient dédiés, en plus des indispensables pâtes, riz, sel et toutes sortes de conserves, elle y avait glissé quelques petits pains et autres douceurs de la boulangerie. Dimanche, je les avais rangé dans les étagères des placards de la cuisine qui étaient restés vacants. Je m'étais déjà délecté de certaines de ces gourmandises. La journée avait été intense et je n'avais ni la force ni l'envie de sortir acheter quoi que ce soit dans la supérette à l'angle de la rue ou même simplement me commander un plat à emporter. Les denrées à disposition ne suscitaient chez moi aucune appétence. 

J'avais juste besoin d'aller me coucher, m'entourer de ma couette et sombrer dans le sommeil pour terminer au plus vite cette journée qui me faisait resurgir des sensations que je ne parvenais plus à refouler. M'endormir et tout oublier avant que ne débute une nouvelle journée. Habillée seulement d'une serviette nouée autour de ma poitrine, je me dirigeai vers ma chambre - Marine ne rentrerait sûrement pas cette nuit ou du moins pas ce soir, je ne craignais donc rien à déambuler dans cette tenue dans l'appartement -quand une sonnerie de téléphone retentit. Je mis quelques secondes avant de réagir; il devait s'agir de mon portable, dont la sonnerie était étouffée dans mon sac. 

Les appels étaient devenus rares depuis que je m'étais coupée de mes amis, que je n'avais plus répondu à leurs appels. Ils avaient persisté pendant plusieurs semaines, avait tenté de m'aborder au lycée pour comprendre ce qui s'était passé, pourquoi ce changement soudain. "Mais qu'est-ce qu'on t'a fait? Pourquoi tu nous esquives? Merde dis nous ce qui se passe!". La colère avait succédé à l'incompréhension. Et puis, ils s'étaient lassés. Je m'étais enfermée dans mon silence; je ne pouvais par leur expliquer. Je n'aurais pas pu assumer leur regard, leur pitié ou voire pire leur dégoût. Je n'aurais pas supporter qu'ils m'envisagent autrement que comme celle que j'avais toujours été aux yeux, celle qu'ils avaient connu. Je ne voulais définitivement pas être résumée aux quelques minutes de ma vie qui m'avaient indélébilement marquée certes, mais qui ne feraient pas ma vie. Je l'avais refusé si fermement que j'avais refusé tout ceux qui faisaient ma vie à ce moment-là. 

La sonnerie perçait plus fortement le tissu de mon sac. Qui ça pouvait donc être? me souciai-je en m'emparant de mon smartphone. L'écran me désigna mes parents. Je n'avais aucune envie de leur parler à cet instant précis, mais si je ne répondais pas maintenant, ils s'inquiéteraient et renouvelleraient leur appel un peu plus tard, en me faisant subir cette fois-ci un véritable interrogatoire pour connaître les raisons précises qui m'avaient empêchée de leur répondre précédemment. Je préférais de loin prendre une nouvelle fois sur moi pour leur parler et écourter la discussion sous un prétexte que je n'avais pas encore défini.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant