10. Quand la vie reprend son cours

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Hormis le premier cours que Camille avait interrompu plus vite que prévu, nous avions suivi studieusement les autres cours de la journée. Après ceux en amphi, j'avais découvert les TDs en groupe plus restreint, qui nous laissaient plus de libertés pour échanger avec les professeurs, les questionner sur des points à éclaircir. Cette relative proximité me rappela un peu le lycée, et je m'étais sentie moins dépaysée et perdue. Et puis, la présence de Camille à mes côtés tout du long avait facilité ma prise de notes. J'avais mis de côté mon ordinateur portable pour revenir au bon vieux papier-crayon, qui paradoxalement me rendit plus efficace. Lorsque j'avais perdu le fil, Camille avait orienté sa feuille de notes dans ma direction pour que je puisse compléter les parties manquantes des phrases que j'avais inscrites, et je lui avais rendu la pareille.

J'appréciais de plus en place cette complicité naissante avec elle. Il m'était même arrivé de plaisanter sur la tenue d'un prof ou d'un lapsus entendu entre deux phrases et nous avions pouffé de rire. Parfois, nous nous étions faites rappelées à l'ordre et nous avions essayé de nous discipliner jusqu'à la fin du cours, pas toujours avec succès. Entre deux cours, nous nous étions retrouvées autour de la machine à café; j'avais commandé un café, Camille un thé au citron. Comment était-elle arrivée à boire ce truc infecte? m'étais-je interrogée lorsque j'y avais plongé mes lèvres sur son invitation. Elle m'avait avoué que c'était beaucoup trop sucré et que ça ressemblait par moment à du produit vaisselle, mais que ça changeait du café. A choisir, je préférai faire une overdose de café que boire ce truc en entier, lui avais-je renvoyé. Elle m'avait souri en finissant son gobelet.

Camille était beaucoup plus sociale que moi et n'arrêtait pas de parler. Elle n'avait aucune pudeur. Elle abordait tous les sujets qui lui venaient à l'esprit sans filtre. Ce fut comme ça qu'elle me décrivit le début de sa romance avec Lionel.

- On s'est rencontré chez Romain, un ami commun, avait-elle commencé. Il avait organisé une fête pour son anniversaire, et pas une petite. Tu verrais la baraque de Romain, il y a de la place pour inviter toute la fac...

- Sérieux? m'étonnai-je.

- Non, j'exagère, mais franchement une bonne partie. Son père est dans la finance, il est toujours en déplacement, et depuis qu'il a divorcé avec sa mère, Romain se retrouve la plupart du temps seul dans cette immense baraque vide. Je t'y emmènerais un jour pour que tu te rendes compte.

Je n'avais pas su si je devais m'en réjouir ou si je devais prendre peur. Oui, j'étais curieuse de découvrir cette vaste demeure qui semblait éloignée de tout ce que j'avais pu connaître. Jusqu'alors, je n'avais vécu que dans une petite ville où les luxueux pavillons n'étaient pas monnaie courante. Les rares qu'il y avait était occultés à la vue de la rue et des piétons qui la fréquentaient. Parfois, je les avais exploré sur Google Earth, poussée par un voyeurisme que j'avais échoué à contenir. Je m'étais imaginée l'intérieur et la vie que ses habitants pouvaient y mener. Malheureusement, je n'y avais jamais posé ne serait-ce qu'un orteil.

Il y a des milieux qui ne se rencontrent jamais véritablement, me disait mon père, ils se croisent, ils se jaugent mais n'iront jamais plus loin, chacun reste dans son propre univers. Mon père s'avait de quoi il parlait. La qualité de ses pains lui conférait une bonne réputation et il était régulièrement sollicité pour des réceptions, des mariages, baptêmes ou autres événements. Après certaines livraisons, il prenait plaisir à nous raconter, à maman et à moi, les intérieurs ostentatoires de ces demeures cachés, qu'il avait pu y découvrir, les tournures de phrases qu'il y avait pu entendre et qu'il imitait d'un air condescendant, les tenues vestimentaires qui y étaient exhibées. Bien qu'il s'en défendait, je percevais la fascination envieuse qu'il n'osait exprimé. Il concluait systématiquement par un "vous savez, ce sont des gens malheureux. Je préfère avoir uniquement le peu qu'on a mais une famille et un métier que j'aime". Je n'en étais pas complètement convaincu. Je pensais quand même qu'avoir de l'argent n'était pas forcément synonyme de malheur, que l'argent pouvait quand même vachement faciliter la vie.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant