1. On naît toujours seul

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Ma première nuit, je la passai seule dans cette nouvelle chambre sans charme. Les yeux rivés sur le plafond, j'observai les fissures qui le striaient de part et d'autre. Je ne trouvais pas le sommeil. Les parois étaient si fines que j'entendais les vibrations des ronflements du voisin au travers de notre cloison mitoyenne. Et une chose était sûre, c'était qu'il devait avoir un sacré problème de cloison nasale. Je me demandai si je ne préférais pas le tic-tac d'une pendule ou le plic-ploc d'un robinet mal fermé. Je regardais les chiffres de mon réveil défiler inexorablement et le sommeil toujours m'échapper un peu plus. Rien y faisait. Mes paupières désespérément closes ne facilitèrent nullement l'abandon tant espéré, qui m'aurait plongée dans les bras de Morphée. Je me résignai à me lever. Inutile de rester allongée pour l'instant. 

A peine je posai un pied à terre que je heurtai un carton de plein fouet – aïe, putain ! – Ça me fit un mal de chien. Je me mordis la lèvre pour étouffer un râle de douleur. Mon orteil, foudroyé par l'intensité du choc, devint tout chaud. Je me laissai tomber assise sur le bord du lit et pris mon gros orteil entre mes doigts. Je sentis le sang pulser. Je le massai jusqu'à ce que les sensations douloureuses se furent apaisées. 

L'absence de rideaux permettait aux lumières des éclairages publics de se frayer un chemin dans la pièce. Filtrés par les persiennes des volets en bois, elles dessinaient au sol d'élégants rainurages. Malgré ces percées de lumière, la pénombre emplissait la pièce et ne permettait pas de distinguer suffisamment les contours des piles de cartons qui encombraient la pièce. J'allumai la petite lampe de chevet que j'avais branchée à même le sol et me levai de nouveau de mon lit, cette fois-ci avec plus de précaution. J'avais tout juste eu le temps d'assembler les pieds au sommier du lit et d'y poser le matelas afin de m'y allonger hier au soir. Les cartons s'empilaient sur la quasi-totalité de la pièce. Mes pieds évitèrent habilement tous les obstacles qui jonchaient le sol jusqu'à la porte. Je saisis la poignée délicatement, craignant qu'elle émette un grincement et ouvris la porte de ma chambre, en m'attachant à ne faire aucun bruit. Je ne souhaitai pas réveiller ma colocataire. Je glissai un il dans entrebâillement de la porte. 

Le silence régnait dans l'appartement. J'entendais à peine les voitures circuler dans la rue en contrebas des fenêtres et les fêtards se retrouver dans une profusion de déclarations à peine compréhensibles. Les doubles vitrages tant vantés par l'agent immobilier assuraient leur fonction à merveille. La salle de séjour était composée d'une cuisine ouverte sur un salon étroit. Sa taille était toutefois suffisante pour y installer un canapé convertible, une table basse modulable et le sacro-saint poste de télévision à écran plat, scellé au mur. Je me dirigeai vers l'évier de la cuisine, m'emparai du verre, laissé quelques heures auparavant sur le plan de travail, que je remplis entièrement. Ma colocataire ne semblait pas être rentrée depuis que l'avais croisée. Regardant dans la direction de l'épaisse porte d'entrée blindée - aux trois points de fermeture -, je remarquai qu'il n'y avait aucune nouvelle paire de chaussures déposée négligemment à l'entrée, aucune autre veste que la mienne sur le porte manteau et celles déjà accrochées à mon arrivée.

Adossée au réfrigérateur, je me demandai quel était son prénom. Je l'avais bien trop rapidement entrevue au moment où nous déposions les piles de cartons dans la pièce exiguë qui me servirait de chambre pour les prochains mois. Elle était sortie de la sienne à droite de l'entrée, entraînant dans son sillage une odeur entêtante de patchouli. J'avais aperçu furtivement l'intérieur de celle-ci par l'entrebâillement de la porte qu'elle avait refermé avec empressement. Un amoncellement de vêtements recouvrait l'intégralité de son lit. Des chaussures à talons hauts à n'en plus finir étaient éparpillées sur le tapis. Des sous-vêtements, que j'avais espéré propres, s'entassaient dans un coin. Mais j'avais fait comme si je n'avais rien vu. J'avais essayé de ne pas attarder mon regard sur sa tenue, plus que provocante. Son short en jean et sa blouse légère ne cachait aucun de ses atouts physiques. Son maquillage était beaucoup trop prononcé pour qu'il fut élégant. J'avais remarqué son tatouage sur la cheville gauche. Une ancre marine. Les tatouages vintage refaisaient surface ces derniers temps. Elle nous avait adressé un « bonjour » qui n'attendait aucune réponse et s'était faufilée en longeant les murs jusqu'à la porte d'entrée. On l'avait entendu dévaler l'étroit escalier en colimaçon qui conduisait vers la sortie de l'immeuble. La lourde porte métallique s'était claquée dans un bruit assourdissant. 

Jonas m'avait adressé un sourire complice à la vue de cette apparition féminine toute en courbes.

- Je pense que je viendrais te voir régulièrement, le temps que tu sois bien installée, s'était-il exclamé en me décochant un clin d'il malicieux.

Mes parents avaient été trop affairés à disposer consciencieusement les cartons dans ma chambre. Ils s'étaient chamaillés afin de décider de la meilleure façon de laisser un espace suffisamment pour y installer mon lit. Isolés dans ma chambre, ils n'avaient rien perçu de ma première rencontre avec ma colocataire.

En fait, il ne s'était pas agi d'une véritable rencontre au sens propre du terme. Ce moment n'avait pas été vraiment propice aux présentations. Mieux valait attendre le soir, après le départ de mes parents, m'étais-je dit, pour en apprendre un peu plus sur cette fille, qui allait partager mon quotidien pour une année entière. J'espérais au fond de moi que nous pourrions nous entendre. Ce n'était pas que j'étais dans une quête effrénée d'amitiés et encore moins de popularité. Mais, même si j'avais tendance à m'en défendre, avoir une alliée rendait la vie un peu plus légère. Et puis, c'était la première fois que je quittai le giron familial. Ce n'était pas rien. 

Jusque là réconfortant, le foyer dans lequel j'avais grandi était devenu étouffant ces derniers mois. Je ne supportais plus les gentillesses habituelles de mes parents, leurs douces attentions, leur présence au quotidien. Leurs regards affectueux que je choyais dans mes jeunes années me mettaient mal à l'aise et commençaient à m'insupporter. Je n'arrivais plus à accepter leurs gestes de tendresse. Quand il était l'heure de rentrer à la maison après une journée de lycée, je courais me réfugier dans ma chambre, tournant le volume de la musique jusqu'à la limite du supportable. Une musique envoûtante qui créait alors une enveloppe protectrice tout autour de moi, entre moi et le monde. Je focalisais mon attention sur les instruments de musiques qui irradiaient mon corps de leurs décibels. Mon père se reposait dans sa chambre ou sur le canapé, avec bien souvent un match de foot en bruit de fond, tandis que ma mère continuait à vendre, encore pour deux heures au moins, baguettes, petits pains et autres viennoiseries, dans le magasin au rez-de-chaussée. Elle rentrait éreintée d'avoir répéter "Bonjour Monsieur", "Bonjour Madame", "Et avec ceci?", "Au revoir Monsieur", "Au revoir Madame". Malgré cette fatigue qui lui creuserait des cernes de toutes les couleurs sous les yeux, elle trouvait toujours les forces nécessaires pour nous concocter, à mon père et moi, de bons petits plats, pas toujours équilibrés, mais toujours faits "avec amour" comme s'en félicitait ma mère.

- C'est qui Amour? s'amusait mon père lorsqu'elle prononçait ces mots.

- Papaaa... fulminais-je systématiquement, en le fusillant du regard, de l'avoir trop entendu.

Je la verrais peut-être demain, ma colocataire. J'avais tellement de choses à mettre en ordre avant la rentrée, que la seule journée de dimanche me paraissait bien courte. Dans un sens, ça m'éviterait ainsi de trop ruminer comme j'avais tendance à le faire face à chaque nouveauté dans ma vie. Un nouveau départ, une nouvelle vie m'attendait. En tout cas, à ce moment-là, je l'espérai. 

Je rejoignis ma chambre, me blottis dans ma couette, apaisée par le souvenir de l'odeur du pain qui sortait du four, ma madeleine de Proust, et m'endormis.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant