81. Un peu de sel

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Le cadre était magnifique, un bar rooftop haut de gamme qui surplombait Genève. De petites tables éparses permettaient d'y déguster des tapas et autres mets. Les samossas et les falafels étaient un régal. De grands parasols protégeaient les clients du soleil la journée et du vent la nuit. En théorie, ce lieu aurait dû nous permettre de faire la fête sous les étoiles, de nous retrouver tous les deux: Sacha et moi. Nous aurions pu siroter un cocktail tous les deux, ou simplement passer du temps ensemble dans un cadre un peu décalé. Sacha avait juste omis de me préciser deux petits détails somme toute importants. D'une part, son père était de la partie, et d'autre part, notre soirée n'était en fait que du travail dissimulé.

A peine arrivés, son père avait introduit Sacha auprès des convives les plus influents en ignorant sciemment ma présence. Parfaitement peigné, le costume impeccable, il avait l'aura de ces chefs mafieux siciliens qu'on croisait dans les films et autour desquels on se pressait dans l'espoir d'attirer leur attention. Un serveur nous avait offert une coupe de champagne et Monsieur Lazare -je n'arrivais pas à l'appeler Dimitri- avait pris Sacha par l'épaule sans lui laisser d'autre choix que celui de l'accompagner:

-Viens, il faut que tu rencontres Harold Hicks, le PDG du plus grand groupe pétrolier britannique. Il t'ouvrira des portes.

Sacha m'avait jeté un coup d'oeil confus en me faisant signe de la main qu'il n'en aurait que pour deux minutes. Inutile d'avoir une montre pour savoir que les deux minutes étaient terminées depuis un bon bout de temps.

Au départ, j'avais attendu là où ils m'avaient laissée. J'avais siroté mon verre en essayant de me donner une contenance. Je distribuais des sourires polis à ceux qui remarquaient ma présence. Puis, j'avais abandonné préférant la solitude à cette comédie. J'étais désormais accoudée au parapet à bonne distance des premiers convives dont la moyenne d'âge était le double du mien. Je m'y sentais moins oppressée. Nous n'avions rien en commun, rien à partager. Je ne connaissais rien de leurs métiers et n'avait pas suffisamment de culture générale pour soutenir une de leurs conversations. Nul doute que ma place ne fut pas parmi eux. Nos mondes étaient si différents...

Les vues sur le lac Léman et les montagnes étaient à couper le souffle. En contrebas, je parvenais même à distinguer les lumières de yachts plus luxueux les uns que les autres. Je frissonnai. Aux abords de la terrasse, le vent frais s'engouffrait dans mes cheveux qui voltigeaient en tout sens et glissait sur ma peau. J'en avais la chair de poule. Je m'enveloppai le mieux possible dans la veste noire que j'avais choisie pour dissimuler mon plâtre dont le bleu pétant jurait avec ma robe. Pourvu que les frottements n'en flinguent pas la manche. Cette fichue robe sur laquelle je devais tirer sans cesse de peur qu'à l'un de mes mouvements, ma culotte décide de faire une apparition inopinée.

-Rassurez-vous, on ne voit rien! s'amusa une voix grave avec un fort accent anglais derrière moi.

Je sursautai, je ne l'avais pas entendu arriver derrière moi. Je repris ma respiration avant de me retourner. Un homme aux cheveux poivre et sel, petite cinquantaine ou cinquantaine bien avancée -difficile de me prononcer-, taille moyenne, se tenait derrière moi. Avec ses yeux noisettes, son visage carré et son menton affirmé, il ressemblait à Colin Firth. Il affichait une moue amusée. L'idée qu'à l'instant cet homme était en train de reluquer mon postérieur me fit me sentir brusquement vulnérable. Je croisai les bras dans une tentative désespérer de me protéger face à cette intrusion.

-Vous n'êtes pas du sérail, déduit-il après m'avoir observée.

Il parlait un français parfait. Son costume dénotait une élégance un peu surannée. Et le travail d'un tailleur. Il ne provenait assurément pas de la grande distribution.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant