Une nuit et un jour

30. Trinquons!

L'entrée de l'établissement grouillait de monde. Il était difficile de se frayer un chemin au travers de ces groupes de gens agglutinés les uns aux autres, voire même périlleux. Chaque pas me faisait chanceler un peu plus tant les étudiants, les travailleurs enfin libérés de leur semaine, ou autres clients, fêtaient le début du week-end sans se préoccuper de leurs voisins. Les verres remués en l'air pour les toasts improvisés distillaient une pluie fine alcoolisée sur les malchanceux qui croisaient leur chemin.

L'intérieur de "L'itinérant" était raffiné et feutré. La décoration, mettant en scène mappemonde, cartes postales et vieilles malles, était une invitation au voyage. Les murs étaient recouverts de boiseries d'inspiration 18ème siècle. L'ambiance était dépaysante. A première vue, la musique reprenait la thématique du globe trotteur en nous faisant voyager des rythmes latinos aux vibrations celtes en passant par les percussions africaines. Je sentais que j'allais apprécier cet endroit.

Sacha m'avait précédée dans le bar et je peinai à le suivre. Il se retourna brièvement vers moi et, en me voyant absorbée par la foule, me prit la main pour me ramener jusqu'à lui. Ce contact inopiné mit tous mes sens en émoi. Mon coeur se serra. Mais pourquoi n'arrivai-je pas à contrôler mes réactions? J'ai déjà tenu d'autres mains, masculines qui plus est, sans que cela ne m'ait causé de telles sensations.

- Ah, les voilà! s'exclama-t-il.

Qui? J'avais bien entendu qu'il avait répondu au téléphone que nous arrivions dans 20 minutes mais j'ignorai tout des personnes que nous rejoignions. Le mystère, qui devait s'éclaircir incessamment sous peu, me fit monter une boule d'angoisse inexplicable. Rien ne pouvait m'arriver, me répétai-je, je suis avec Sacha et nous sommes dans un lieu public. Je détestai ces montées d'angoisse qui jaillissaient sans prévenir, de manière totalement déraisonnées et qui ne repartaient qu'après un long combat contre moi-même. Sans le vouloir, je serrai plus fortement la main de Sacha, ce qui lui fit faire volte-face. Il me regarda et me passa une main rassurante sur la joue.

- Eh, t'as rien à craindre... Ce sont mes potes, ils sont tranquilles.

Je me sentais encore plus ridicule après son attitude bienveillante. J'avais l'impression d'être une petite chose frêle et fragile complètement pathétique. Je retirai ma main de la sienne dans une tentative de reprise de contrôle. Sacha ne sourcilla pas et se dirigea vers le groupe attablé près du comptoir. Il fit une accolade à un grand type blond dont la coiffure bravait toutes les règles en la matière. Du coiffé-décoiffé pourrait-on la qualifier. Pour moi, c'était juste collé au gel.

Lorsque ce dernier leva la main vers l'un des barmen pour faire un geste circulaire l'enjoignant de remettre une tournée, je remarquai l'énorme montre qu'il agitait. Ce mouvement avait-il uniquement pour objectif de montrer le large bracelet étincelant et le cadran démesuré et ainsi faire valoir ses moyens de paiement? Il avait le parfait apparat du mec narcissique au possible qui jouissait vraisemblablement d'étaler à la vue de tous ses possessions, sûrement plus payées par des parents fortunés, que par un dur labeur. Il ne me fallut que quelques secondes pour le détester. En m'écoutant penser en ces termes, je pris conscience du poids de mes préjugés. Je ne le connaissais ni d'Eve ni d'Adam, je ne lui avais pas adressé un mot et lui non plus, et j'éprouvai déjà de vifs sentiments hostiles à son encontre uniquement du fait d'une apparence et d'une montre. J'étais résolument asociale, une cause perdue.

-Alors, tu ne nous présentes pas la demoiselle qui t'accompagne, adressa-t-il à Sacha en me désignant du menton.

J'étais restée en arrière, n'osant pas m'approcher d'avantage. J'étais dans un environnement inconnu avec des personnes qui l'étaient tout autant et je n'étais pas la fille la plus avenante qu'il fut. La position de repli me convenait très bien. Sacha déposa sa main dans mon dos pour me faire avancer de quelques pas.