Chapitre 5.2 - Vera

443 52 21
                                        

Notre tente est à peine installée que j'entame mon rapport de chantier. C'est un petit rituel que je me suis toujours obligée à suivre depuis mon plus jeune âge. Au début, c'était plus un carnet « pense-bête » qu'autre chose. Il me permettait de répertorier les différentes techniques archéologiques, le fonctionnement des différents matériels et outils sur le chantier, ainsi que tous les détails importants qui ont, au fil des années, étoffé ma culture du milieu. Bien sûr, ça fait un moment que je suis passée au numérique. Si quelqu'un ici se rendait compte de la richesse que représente ma tablette tactile et toutes les archives qu'elle contient, j'aurais tout intérêt à la mettre sous clé.

Dans ma prise de notes, je ne vais qu'à l'essentiel. Ce qui donne à peu près ceci :

JOUR 1 - Samedi 30 mai 2020 : Arrivée. Installation du campement et du matériel de base.

Legreffier cherche des volontaires pour accompagner Gérard Combe et faire un aller-retour avec la camionnette pour apporter le reste du matériel. Je ne présente évidemment pas ma candidature. Je compte plutôt aider Simon (ou Stéphane, l'un des deux québécois qui est topographe) à éditer les premiers plans du site. Il reste des vestiges du passage de l'équipe de mes parents, il y a six ans. Le travail est donc mâché, mais quand même.


JOUR 2 - Dimanche 31 mai 2020 : Nous sommes à peine au « jour 2 » et le topographe me tape déjà sévèrement sur le système. Non seulement il a préféré que ce soit son pote le géomorphologue qui l'assiste (l'autre québécois), mais en plus ils ont fait un travail de sagouin. Au final, ils ont tiré des plans correspondant point pour point au chantier laissé à l'abandon il y a six ans. Quelque chose de profondément inutile puisque ces plans-là, nous les avions déjà. Je les connais même par cœur.

Voilà ce qui arrive quand le topographe ne confie pas la canne à un archéologue... Tout le monde le sait, pourtant. Le géomorphologue, ça creuse, ça analyse et BASTA. Le topographe, ça pose son joli petit théodolite électronique et ça attend sagement que les archéologues posent là canne où ils estiment qu'il est légitime de le faire. Sans ça, on n'avance pas. Voilà exactement la raison qui explique pourquoi... on n'avance pas. Et la Gabriella qui me rappelle sans cesse de me calmer...

C'est pas faute de leur avoir suggéré une progression vers le nord du site. C'est dans ce coin-ci que mes parents et leur équipe avaient commencé à s'orienter. Si notre fameux géomorphologue québécois est aussi compétent que celui de mes parents jadis, il devrait rapidement parvenir aux mêmes conclusions. Les parois rocheuses indiquent certaines irrégularités au niveau des tranchées situées plus au nord, les strates ne répondent pas au schéma habituel. Mais bien sûr, comme c'est la petite Vera — la stagiaire bénévole — qui l'a fait remarquer, autant garder son amour propre et ignorer cette zone en priorité...

Nous ne sommes que le deuxième jour. J'arrive donc à prendre sur moi, à priori. Combien de temps cela va-t-il durer ? Aucune espèce d'idée. En attendant, je fais ce qu'on me demande de faire, parce que c'est ce qu'on attend d'une stagiaire bénévole et que je préfère faire profil bas tant que nous n'avons rien trouvé de concret. « Tu ne peux pas prendre le risque de te faire exclure de ce projet si près du but », me rappelle souvent et gentiment Miguel. Alors je subis les ordres des uns et des autres, à droite à gauche, sans arrêt, sans ciller.


JOUR 3 - Lundi 1er juin 2020 : Nouvelle journée inutile, puisque nous travaillons toujours en sur-place à partir de plans inutiles, tirés par un topographe inutile. Et l'autre anthropologue d'espagnole qui vient mettre son grain de sel tout aussi inutile à tout bout de champ...

« Sauf qu'on arrive pas aux meilleurs résultats sans la meilleure équipe », disait l'autre abruti de Legreffier... J'ai de sérieux doutes quant à véracité de ses propos. J'ai même plutôt l'impression d'avoir affaire à une équipe de bras cassés. C'est affligeant. Même Will, un « petit » retraité et antiquaire qui n'a aucune expérience sur le terrain, relève le niveau. C'est dire ! Et là je les regarde tous s'affairer sur toutes ces choses coûteuses, prenantes et inutiles et je ne peux empêcher mon sarcasme en ébullition de s'exprimer intérieurement.

KhapyphisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant