Chapitre 1.1 - Vera

1.1K 70 69
                                    

— Et si nous parlions de ce qui s'est passé en Égypte, aujourd'hui ? déclare subitement madame « Bidule », avec toute la nonchalance horripilante dont elle est capable. Il serait plus que temps que nous entamions ce sujet, n'est-ce pas ?


Vous connaissez l'expression « se fermer comme une huître » ? Eh bien c'est typiquement dans ce genre de situation que je défie volontiers des millions d'années d'évolution humaine pour me métamorphoser en un mollusque flasque et visqueux.

Nous sommes en 2020, et je suis une huître en train d'agoniser péniblement sur ce satané sofa vert canard puant, face à une espèce qui, elle, devrait être en voie de disparition : « le psychologozorus ».

Non pas que j'aie quelque chose contre les psychologues en général. Mais en fait... si. Très sincèrement, des bonnes femmes comme ça, j'en ai vu défiler un bon paquet depuis six ans. Depuis la disparition de mon père. Alors je sais de quoi je parle. Et dire que ma mère a toujours veillé à ce qu'il s'agisse de psychologues féminines afin que je me sente, a priori, davantage en confiance...

Sauf que la confiance, ça se mérite.


Je ne nie pas avoir des problèmes, loin de là. Je suis claustrophobe et j'ai une peur maladive du noir. Ma vie sociale est suffisamment proche du néant pour s'apparenter à de la peur des autres (à cette différence près que les gens m'indiffèrent, ils ne m'effraient pas). Et enfin, bien que ça ne soit pas vraiment considéré comme une pathologie psychologique en soi, j'ai un caractère difficile.

Je crois donc être suffisamment bien lotie en problèmes pour m'octroyer le luxe de les renier. Toutefois, si seulement les psychologues avaient daigné s'intéresser un minimum à tout ce joyeux bazar, je leur aurais accordé cette fameuse confiance, c'est certain.

Mais non... Il faut toujours qu'elles mettent ce sujet épineux sur le tapis. On dirait qu'elles n'ont que ce mot-là à la bouche : « deuil ». Pour moi, c'est assez révélateur. Avec toutes les horreurs qu'ils avalent à longueur de journée, ceux qui ont vraiment besoin de psychanalyse, ce sont bien les psychologues.

Dans ma vie, moi, je n'ai strictement rien vu. Aucune horreur en tout cas. J'avais quatorze ans et j'étais malade quand ça s'est produit. Quand mon père a disparu en Égypte. Et que ma mère est devenue... ce qu'elle est devenue. Bizarre.


Alors pourquoi m'enquiquiner avec ça, au juste ? Et d'ailleurs, de quel droit se permettent-elles de prétendre mon père décédé ? Elles n'en ont pas plus la preuve que moi. Et parti comme c'est parti, personne ne l'obtiendra jamais.

Personne, excepté moi.

Parce que je suis l'une des deux seules personnes au monde à y croire dur comme fer. Et parce que je fais du mieux que je peux pour me donner les moyens de prouver que j'ai raison.

Parce que j'ai raison.

Ce n'est pas quelque chose que l'on peut expliquer. Je le sens, c'est tout.

Mon père est toujours en vie.


— Vera ? m'interpelle à nouveau l'autre chouette à lunettes, son regard vitreux implorant et chargé d'un espoir de coopération braqué sur moi.

Et rien que parce qu'elle m'appelle par mon prénom comme si on avait élevé les cochons ensemble, voire pire, comme si elle s'adressait à une gamine —  ce que je ne suis officiellement plus depuis deux ans... Il n'est pas question que je lui offre la satisfaction de répondre. Après tout, il ne s'agit pas vraiment de ma psychologue, mais de celle de ma mère.

Moi qui pensais pouvoir m'épargner cette corvée en venant m'installer sur Paris, on me l'a refourguée d'office lorsque ma mère a aménagé à quarante-et-un pas et douze marches de chez moi (oui, j'ai compté). Sachant qu'à la base, j'ai choisi Paris pour mes études mais, surtout, pour m'éloigner le plus possible de l'emprise maternelle... j'ai soudainement le sentiment amer de m'être faite arnaquer en toute beauté.


Je soupire ostensiblement, ne serait-ce que pour extérioriser ma frustration croissante. Ça doit bien faire une demi-heure que je m'efforce de lui servir mes plus beaux soupirs. Que lui faut-il de plus pour lui faire compr...

— Vera ? insiste-t-elle comme si, à présent, elle avait affaire à une arriérée dure de la feuille.

Bon sang ce que cette femme peut m'exaspérer ! Même pas le temps de râler en silence qu'elle...

— Vera...

... qu'elle m'interpelle derechef. Mais cette fois-ci, sur un ton condescendant.

De pire en pire !

— J'ai bien conscience que ces séances sont pour toi...

— Inutiles, je complète d'un ton acerbe et tranchant. Et ennuyeuses aussi. Je suis navrée (je ne le suis pas du tout), mais si mon silence, mes soupirs, mes regards au ciel, ma posture fermée et la distance que je m'efforce de maintenir entre nous n'est pas assez explicite, je vous saurais gré de revoir votre doctorat, madame. En tout cas, cette mascarade a assez duré pour moi. J'ai à faire.

Je conclus cette phrase en me levant de façon théâtrale. Avant de rejoindre la sortie, je ne peux m'empêcher de risquer un coup d'œil vers la psy, dans le but de savourer les effets de ma petite mise en scène. J'ai bien fait. Sa réaction (ou plutôt, sa non-réaction) vaut le détour. A en juger par son expression mi-interloquée, mi-ébranlée, je crois qu'elle préférait mon mutisme léthargique, finalement.

Le regard suffisamment éloquent que je lui lance achève ses derniers espoirs de pouvoir me retenir contre mon gré. De toute façon, elle aura beau me dire tout ce qu'elle voudra, la pauvre femme, lorsque j'ai une idée derrière la tête, impossible de m'y faire renoncer. Pas mal s'y sont essayé... Mais jamais plus d'une fois, c'est certain.


Alors me voilà libre. Je laisse le soin à ma mère de régler tous les détails d'ordre administratif avec sa psychologue. Moi, j'ai réglé ceux d'ordre... mentalement vital. Il n'est plus question que je laisse ma mère diriger ma vie. J'ai eu cette révélation hier soir, déjà (ou plutôt : « hier soir, à peine »). Lorsque j'ai reçu son sixième coup de fil de la journée, pour me rappeler — et surtout pour me mettre en garde de ne pas manquer — cette merveilleuse séance de ce matin... Autant dire que ça a contribué à me mettre dans ces conditions de rébellion.

J'estime cependant que ça n'a absolument rien à voir avec une crise d'adolescence. Je dirais qu'il s'agit plutôt d'une crise de la vingtaine. Celle très peu connue mais néanmoins existante, qui nous fait subitement prendre conscience de notre majorité (en tout cas, en Europe). A dix-huit ans, c'est trop tôt, trop prématuré pour se lancer dans le grand bain et profiter de notre pleine liberté. A dix-neuf, l'idée commence à nous chatouiller l'esprit, mais on n'ose pas vraiment agir en conséquence, par respect pour nos anciens tuteurs, par peur, ou les deux. A vingt ans, l'idée a plus que germé. Elle devient une obsession de tous les jours.

Nous sommes le lundi onze mai 2020, et j'aurai vingt ans le vingt-et-un juin... Ceci explique donc cela.


KhapyphisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant