Chapitre 5.3 - Vera

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JOUR 21 - Vendredi 19 juin 2020 : Je suis sur le point de tenter l'impossible, ça y est, c'est décidé. Mon plan prend forme. Aujourd'hui je fais encore profil bas. Je joue le rôle de la stagiaire idéale qui a subitement pris conscience qu'il était dans son intérêt de suivre ses aînés et le protocole pour faire avancer la mission au mieux. Bien entendu, ce ne sont que balivernes, Miguel ne sera pas dupe. Je compte donc lui faire croire que j'ai décidé d'aider le plus efficacement possible l'équipe afin que leurs recherches progressent plus vite vers ce qui me semble plus légitime de cibler. Ça passera comme une lettre à la poste.

Suite à ça, je vais m'arranger pour forcer l'équipe à étendre davantage leurs recherche vers le nord, comme je me tue à leur répéter depuis le début. Puisqu'ils ne daignent pas m'écouter, et puisque les trouvailles actuelles ne semblent pas encore les orienter convenablement dans la bonne direction... Je vais faire en sorte que tout ça change. Oui, parfaitement, je vais trafiquer le site en cachette. Ils trouveront ce que j'aurai décidé qu'ils trouvent.


JOUR 22 - Samedi 20 juin 2020 : Depuis hier, je ne cesse de me concentrer sur les préparatifs de mon plan. Je n'omets pas de me vêtir du masque de la parfaite bénévole entre temps.

Je prévois d'immiscer deux trois éléments au niveau des roches, d'autres sous terre, pour inciter l'équipe à se poser des questions. Logiquement, Valérie et Wendy devraient se demander pourquoi des éléments répondant à de telles caractéristiques se trouvent ici. Peu importe la débilité enfantine de notre géomorphologue, il sera forcé de proposer une étude comparative avec les éléments environnants. Et c'est là qu'ils trouveront des similitudes et correspondances avec la zone qui m'intéresse.

Rien ne justifierait alors qu'ils s'évertuent à ignorer la partie nord. Rien.

Tout ça parait assez alambiqué mais j'ai tout en tête. Tout.

Ce n'est pas très fair-play, je sais, mais je n'ai plus vraiment le choix si je veux qu'on avance comme il faut. Et puis ils n'auraient jamais dû me sous-estimer de la sorte. Jamais.


JOUR 23 - Dimanche 21 juin 2020 : Je profite de notre journée de congé pour agir. Je suis debout aux aurores, tout fonctionne comme prévu jusqu'ici. Will ronfle tellement fort dans la tente voisine qu'il couvre tous mes bruits. Pour une fois que je n'ai pas à pester contre ça !

Je suis fin prête. Je me lance...


Je suis très organisée. J'ai tout préparé dans les moindres détails. Un échantillon par-ci, une supercherie par là... Mon plan fonctionne à merveille. Personne ne soupçonnera mon passage ici, c'est certain. Je n'ai jamais été plus fière de moi qu'à cet instant précis. Plus que deux choses à...

— Est ce que je peux savoir ce que tu fabriques ?

Mierda.

Cette voix emplie de reproches, cet accent... ce pétrin dans lequel je me suis fourré !


— Miguel je peux tout t'explique...

— J'ai pourtant l'impression que tout est clair, là ! m'interrompt-il sèchement. Non ? Non mais tu as perdu la tête ! Tu crois vraiment...

J'ai cessé d'écouter son sermon à rallonge pendant les minutes interminables qui ont suivies.

Je suis toujours accroupie face à lui, l'un des objets du délit entre les mains. Je n'ai même plus la force de lever la tête pour me délecter plus intensément de mon humiliation. C'est là qu'une question m'interpelle. Que fait-il ici, lui, d'aussi bonne heure un jour de congé ? Qu'il n'arrive pas à faire la grasse matinée avec la version « Yéti grognant des cavernes obscures » de Will, je le conçois. Mais ça n'explique pas pourquoi il est en tenue de fouille. Ni pourquoi il est équipé comme s'il était sur le point d'entamer une journée classique de travail. Lui poser la question serait malvenu. Mais je suis Vera Perez et me soucie guère de ce genre de considération.

— T'as rien de plus intelligent à me demander ? me répond-il le plus froidement du monde. Des excuses, pour commencer. Et encore, ça ne serait pas suffisant. Tu n'as pas idée à quel point tu me déçois. J'ai fait pieds et mains pour... Argh !

Qu'il soit énervé, déçu ou lassé par mon attitude, d'accord. Mais frustré ? Je n'arrive pas à le cerner ce matin. J'ai dépassé les bornes, c'est sûr. Mais lui plus n'importe qui d'autre sur ce chantier devrait être en mesure de comprendre quelles ont été mes motivations. Ça n'excuse rien, certes, mais il peut au moins me comprendre. La colère me gagne à mon tour et je lui lance d'un ton amer :

— Au moins, l'un de nous deux agit pour faire avancer les choses correctement ! Je ne pense pas avoir à m'excuser pour ça, tu vois. La fin justifie les moyens.

— Arrête... on dirait Lisa, lâche-t-il méprisant.

De sa part, je ne peux recevoir pire insulte.

— Au final, tu as tout gâché, continue-t-il sur le même ton. Tu voulais savoir pourquoi je suis dans cette tenue un dimanche matin ? Eh bien je vais te le dire. Ton oncle, l'une des rares personnes encore capable de te supporter, ici ou ailleurs, s'est donné un mal fou pour... Oh et puis mierda...

Et il s'en va, tête baissée. Dépité. Consterné.

Il m'aurait frappé, je l'aurais mieux vécu. Je n'ai jamais été plus honteuse de moi qu'à cet instant précis.

— Miguel attends !

Je pensais que je l'interpellerais dans le vide, mais il se retourne subitement pour vociférer hors de lui :

— Non mais est-ce que tu te rends compte de ta connerie au moins ? Est-ce que tu te rends compte aussi que j'avais réussi à convaincre l'équipe toute entière — oui, toute entière, même la Gabriella — de se lever encore plus tôt qu'en semaine, un jour de congé, pour t'offrir une journée entière de travail sous tes ordres, en l'honneur de ton anniversaire ? Oui, Vera, sous tes ordres. L'équipe était prête à sacrifier son jour de congé pour faire avancer les recherches dans ton sens et tu... Tu as un don pour tout bousiller ! Tu vois, je me dis que ça ne vaut finalement pas vraiment le coup que tu retrouves ton père. Il serait autant mortifié de honte que moi. Il t'a pas élevé comme ça !

Rectification : là, je ne peux pas recevoir pire insulte de sa part. Ses propos achèvent de m'anéantir. J'ai du mal à respirer. Mais il s'acharne sur mon sort :

— Félicitations, Vera ! Tu viens de ruiner ta surprise et une occasion de te faire accepter parmi les mortels. Mais c'est plus fort que toi, pas vrai ? Tu ne SAIS PAS vivre en société. Tu ne penses qu'à tes propres intérêts. Qu'à toi. Toujours toi. Alors franchement, ne t'étonne pas de te retrouver seule. Joyeux anniversaire.

Et là il part pour de bon, sans jeter un dernier regard en arrière. En même temps, qu'y trouverait-il ? Une pauvre fille en mal de savoir-vivre. Les mots de mon oncle ne cessent de faire écho dans mon esprit minable. Il a raison : je suis seule. Néanmoins, il a tort sur un point : je ne suis pas égocentrique ou égoïste. Et j'en veux pour preuve, le fait que ce soit mon anniversaire m'était complètement sorti de la tête. La vérité c'est que je suis complètement aveuglée par mon objectif. Manque de bol, c'est justement ce qui m'en éloigne. Si c'est pas malheureux tout ça...


Quelles sont mes options, à présent ? Voyons... rester ici et finir ce que j'avais lamentablement commencé ? Mon plan est corrompu. Miguel va certainement mettre au parfum le reste de l'équipe à propos de mes prouesses de mauvaise faussaire. Ce qui ne m'encourage pas à retourner au campement pour subir les regards accusateurs de tout le monde. Et puis, imaginons que Miguel tienne sa langue (on peut toujours rêver), je ne suis pas non plus prête à encaisser les fameuses répliques de circonstance : « joyeux anniversaire, Mini Perez ! », « Ça te fait combien ? Vingt seulement ? Tu es si jeune ! »... Finalement, c'est un mal pour un bien. J'exècre ces gens et ce surnom qu'ils m'ont tous affublé. Et puis, j'étais sur le point de les embobiner, ne l'oublions pas. Je ne suis pas prête à assumer la responsabilité de mes actes face à eux, sachant que Miguel est au courant. Il me dévisagera et...

Non. Je n'y retourne pas.

J'ai assez d'eau et de matériel pour entreprendre les recherches par moi-même. Ça ira dix fois moins vite, certes, mais ça reste toujours mieux que m'apitoyer sur mon sort. 

KhapyphisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant