« K - Pi - Fils », a-t-il dit... Drôle de nom. En même temps, maintenant que je prends vaguement conscience de ce qui m'entoure, je réalise que rien ne m'est familier ici. Absolument rien, même. « Que dalle ! », comme dirait Laure. Même si j'arrivais à faire abstraction de la substance immonde qu'ils s'efforcent de substituer au café ici, j'ai l'impression d'avoir fait irruption en pleine quatorzième dimension au moins. Seule la présence de mon médaillon pourrait me prouver que je ne suis pas en train de nager en plein délire.
Si ma tête, mes oreilles, mes yeux et à peu près chaque parcelle de mon corps ne me causaient pas autant de difficultés ce... matin ? Après-midi ? Je pourrais dresser un premier bilan détaillé de ce qui m'entoure. Je procède toujours ainsi lorsque j'arrive sur de nouveaux sites. Mais là... bien évidemment, j'ai la conviction que mon corps se venge pour toutes les fois où j'ai osé le sevrer de café. Autant dire qu'il me le fait payer au prix fort.
J'ai l'impression de faire une insolation post-foudroiement. Mes oreilles bourdonnent (sûrement une séquelle de l'explosion) et mes muscles sont comme atrophiés tellement je me sens faible (la galère que ça a été pour enfiler ce truc atrocement moulant ! Un kilogramme supplémentaire et il aurait fallu que je survive en apnée jusqu'à ce qu'on me soulage grâce à une tenue plus en adéquation avec mon instinct de survie naturelle.) Quant à mes yeux, je vois... Enfin non, justement, je ne distingue pas grand-chose. À part des formes plus ou moins floues. Même de ma propre perspective, je fais peine à voir. Toutefois, je tente de garder une certaine contenance face à ce parfait étranger. Tant qu'il ne réclame rien de précis faisant appel à d'éventuelles prouesses physiques de ma part... ça devrait aller.
— J'imagine que tu dois être un peu chamboulée...
S'il pouvait finir par se taire aussi, ça devrait aller. Mais Hori n'a pas l'air de savoir lire à travers mes expressions pourtant ô combien expressives. J'ai beau lui servir mon regard le plus froid et un intérêt réduit à néant, ça ne l'empêche pas de continuer sur sa lancée :
— ... J'ignore combien de temps tu auras besoin pour te rétablir, mais je souhaiterais t'emmener avec moi à mon entraînement. Toi tu n'auras rien à faire, je te rassure. Juste regarder.
Je ne sais pas pourquoi, mais son « souhaiterais » sonne faux. Et ce n'est pas dû aux bourdonnements. C'est donc ça... On aurait chargé Hori de me surveiller, voire pire : de me baby-sitter... Bon sang, je sais que je fais plus jeune que mon âge, mais là c'est le pompon ! Avant de voir clairement quelque chose, je vois rouge. Génial !
— Tu as mal à la tête, c'est ça ? insiste Hori d'une voix inquiète et tellement gentille qu'elle en devient agaçante.
Décidément, cet Hori ne sait vraiment pas lire les expressions humaines. Certes, j'ai mal au crâne. Mais va-t-il finir par comprendre que ça n'a rien à voir, que je bous de l'intérieur tellement la colère menace d'exploser d'une minute à l'autre ? Je ne supporte pas de me retrouver dans une situation de faiblesse. Autant dire que je ne me suis jamais sentie aussi démunie et diminuée qu'en cet instant présent. Il va donc falloir me montrer plus explicite envers ce garçon.
— Écoute Hori, t'es sympa, mais je peux me débrouiller toute seule. Fais ta vie, je fais la mienne. Tout le monde sera content. Okay ?
J'ai vaguement essayé de ne pas l'agresser. Cela va de soi, j'ai échoué. Et voilà qu'il prend une inspiration bruyante et réplique :
—Ne le prends pas mal, Vera, mais en l'occurrence, ta vie dépend un peu de moi en ce moment. Et vu ce par quoi tu es passée, c'est quand même légitime que je m'informe sur ton état, non ?
D'accord. C'est on ne peut plus clair. Ce garçon maîtrise plutôt bien ses émotions. Mais on ne me la fait pas, à moi. Je sens que ma présence ne l'enchante guère. Je suis ni plus ni moins qu'un fardeau pour lui. Il doit véritablement me prendre pour une gamine alors que je devine au son de sa voix qu'il n'est pas bien mûr, lui non plus. Et ça m'énerve de plus en plus. Prodigieusement.
— Tu sais, tu n'es pas obligé de me parler comme si j'étais... Enfin tu sais quel âge j'ai ? je lui demande.
— Bien sûr. Je sais... (il se reprend un peu trop vite à mon goût et enchaîne : ) Enfin oui, tu viens d'avoir vingt ans, n'est-ce pas ?
— Que sais-tu d'autre sur moi ?
— Des détails.
D'accord, il joue la carte de la prudence. Je vais lui sortir celle de la chieuse inquisitrice dont j'ai le secret.
— Et par qui ? Comment ? Quels sont ces détails ?
— Bon. Tu as l'air d'avoir beaucoup de questions et c'est bien normal. Voilà donc ce que je te propose. Tu m'accompagnes à mon entraînement et durant le trajet, je vais tâcher d'y répondre du mieux que je pourrai. C'est bon pour toi ?
— Est-ce que j'ai d'autres options que d'accepter de toute façon ?
— Pas vraiment, rétorque-t-il d'un air condescendant. Mais tu ne vas pas t'ennuyer, crois-moi sur parole. En attendant, tu as loisir de faire ce que tu veux, tant que tu restes chez moi.
Parce que ce truc immense est chez lui ? Mais il a quel âge ? On serait chez ses parents ? Et sinon quelle est sa profession ? Bon sang, j'ai au moins cinq milliard et demi de questions à lui poser, il a raison. La seule qui nécessite une réponse immédiate, il y répond avant même que je puisse en placer une :
— On part dans quatre heures. Ça devrait te suffire pour reprendre tes esprits. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n'as qu'à me le demander, je serai juste là, en train de faire des exercices.
— Si j'ai besoin de ma liberté, par exemple ?
Il éclate de rire. J'étais pourtant sérieuse. Splendide ! Ça m'annonce déjà la couleur de mon séjour forcé à K-Pi-Fils... Pendant que Hori se retire de ma vision floue, je serre les dents.
Patience Vera... Tu approches progressivement de ton but. Ceci n'est qu'un tout petit obstacle de rien du tout après tout ce chemin depuis tes quatorze ans. Tu y es enfin parvenue, Vera. Tu as trouvé l'invisible, l'impossible, le facteur X qui te rapprochera de ton père. Tu auras enfin les réponses que tu attendais.
Je passe les quatre heures suivantes à me raccrocher à ces pensées, ainsi qu'au moyen le plus rusé de semer mon baby-sitter attitré. Ça ne devrait pas être sorcier, j'ai subi Lisa Perez durant des années. Ce n'est pas le jeune Hori qui va me donner du fil à retordre...
Plus je récupère la pleine capacité de ma vue, plus je gagne en perte de repères. Qui l'eut cru ! C'est tout de même un comble ça ! Si j'espérais trouver quelque chose de familier ici, c'est loupé. Rien que les toilettes par exemple... Parlons-en des toilettes ! Non, finalement, ça va m'énerver. Encore. Me voilà donc rassurée sur un point : ma mauvaise humeur bel et bien présente m'offre un semblant de rattachement à la réalité. En quatre heures et quelques, j'ai pesté je ne sais combien de fois contre tout un tas d'objets, de meubles ou je ne sais quoi encore. Une simple douche prend une tournure de parcours de combattants de haut niveau. Incroyable ! Insupportable...
Oui, je râle. Encore et toujours. Bien entendu, je rumine toutes ces mauvaises pensées intérieurement. Hori devrait s'estimer heureux de cette délicate attention de ma part. C'est si rare ! Malgré ça, il n'arrête pas de me sonder du coin de l'œil. S'il croit que je ne l'ai pas repéré en train de m'étudier minutieusement... Je suis on ne peut plus curieuse de connaître ses théories à mon sujet, d'ailleurs. Elles ne doivent pas s'éloigner énormément de la réalité puisqu'il a instinctivement opté pour le silence depuis que nous sommes partis de chez lui. Il a donc décelé ma mauvaise humeur et l'aspect asocial de ma personne. Parfait. Mais ce n'est pas parce qu'il s'adapte plutôt bien à mon caractère que c'est une raison pour le laisser me chaperonner ainsi...

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Khapyphis
Science FictionÉgypte, 2020. Une petite équipe d'archéologues, guidée par l'intuition de Vera Perez - une jeune femme au passé trouble - fait une découverte extraordinaire qui pourrait mener l'humanité toute entière à une nouvelle aube... ou la conduire à sa pert...