Le violon de cristal : l'autre monde

Chapitre 86 : La proposition du dragon

 Les poings aussi serrés que sa mâchoire, Syara marchait d'un pas rapide dans les couloirs de la forteresse sans vraiment chercher à aller quelque part. Les personnes qu'elle croisait voyaient bien son regard noir et longeaient les murs à son approche, mais elle ne leur prêtait aucune attention.

Ils s'étaient ligués contre elle, fulminait-elle intérieurement. Cet Orélius qui leur impose un dangereux voyage, Elyazra qui la fait passer pour une sœur horrible qui ne la voit que comme une alcoolique, mais surtout Phi qui s'est rangée de leur côté ! Avaient-elles oublié la promesse qu'elles avaient faite à Sae de venir la secourir en cas de problème ?

Continuant à errer dans les couloirs, la beast finit par arriver sur un balcon. L'air frais de la montagne et le panorama magnifique qui s'offrait à elle allaient peut-être l'aider à se calmer et à remettre de l'ordre dans ses idées. Elle s'appuya donc sur la balustrade et se mit à contempler le paysage jusqu'à ce que son regard ne s'accroche sur un rapace et qu'elle se mette à le suivre.

Lui était-il capable de faire des allers-retours entre les mondes ou s'agissait-il d'un oiseau de proie tout à fait banal ? Les dragons affirmaient d'ailleurs qu'ils pouvaient les y emmener, mais pouvaient-ils au moins repartir une fois la mission terminée ? Ils avaient pourtant expliqué à quel point il s'agissait d'un processus compliqué. Cela ne lui plaisait pas et s'ajoutait à tout ce qui l'énervait depuis qu'elle avait été désignée volontaire pour partir sur un autre monde.

— Je vois que vous êtes en pleine réflexion, commenta une voix derrière elle. Puis-je vous parler un instant ?

— Et vous êtes ?

— Shassiam, le représentant des dragons rouge. Je suis celui qui a convoqué le Kiel'Félas.

— C'est une tradition chez les dragons d'appeler leurs enfants avec un nom qui commence par Sha ? Demanda la violoniste en arquant un sourcil.

— Non, sourit-il en s'appuyant lui aussi sur le garde-corps. Sha est juste une syllabe très répandue dans la langue draconique. Chez vous, ce serait un peu l'équivalent d'une voyelle. À ce compte-là, il n'est pas étonnant de la retrouver dans nos noms, même si ça n'est pas systématiquement au début. La représentante des bleus se nomme par exemple Kiliasha. Mais si je suis venu vous voir, ça n'est pas pour parler étymologie draconique.

— Ah bon ? Feignit d'être surprise Syara.

— Je suis venu vous faire une proposition. Si vous acceptez la mission et que vous partez pour le monde des anges, j'enverrai mes serviteurs protéger l'impératrice harpie et je m'assurerai qu'il ne lui arrive rien.

En entendant cela, Syara ne put que froncer les sourcils et lui jeter un regard noir. Comment savait-il pour Sae ? Depuis qu'elle était devenue impératrice des harpies, elle s'était faite des plus discrètes. Seule une poignée de personnes avait connaissance de son existence. Y avait-il des espions à la solde des dragons parmi eux ? Ne connaissant pas cette personne, la beast ne pouvait que penser au double discours que ces paroles pouvaient impliquer. Si elle refusait, il pouvait s'en prendre à Sae en représailles.

— Qui vous a parlé de Sae ? Demanda-t-elle en le fusillant du regard.

— Une personne que vous semblez bien connaître et qui est aussi énervante qu'efficace dans ce qu'elle fait.

— Ely... grogna-t-elle. Je vais la trucider.

— Votre sœur n'a rien à voir là-dedans, contredit-il. Je parle ici d'une personne un peu plus âgée. Qui aurait aujourd'hui dans les mille ans environ.

— Les deux seules qui correspondent à cette description dans mon entourage sont mortes, alors arrêtez de tourner autour du pot et dites-moi qui est cette personne pour que je lui en colle une !

— Serait-il possible que vous ne l'ayez jamais rencontré ? Vous, la porteuse du violon de cristal ? Fos avait pourtant l'air d'insinuer que vous vous étiez déjà rencontrés.

— Comment ça Fos ? Il vit dans le violon, comment avez-vous pu le rencontrer ?

— Il ne vous l'a pas dit ? Lorsque le porteur du violon se trouve proche d'une personne qu'il a connue de son vivant, il a la capacité d'apparaître auprès de lui pour lui parler.

— Et il vous a parlé de Sae ? Il va m'entendre cet abruti !

— À vrai dire, je ne comprends pas votre réaction. Il m'a expliqué le dilemme que vous viviez et m'a dit que vous seriez plus sereine en partant si vous saviez que l'impératrice harpie ne risquait rien. C'est pour cela que je viens vous faire cette proposition. Est-ce parce que cela vous donne l'impression que je vous force la main ?

— Il y a de ça, déjà, admit-elle. Mais il y a aussi le sous-texte de votre proposition. Je ne vous connais pas, je ne sais pas de quoi vous êtes capable et j'ai l'impression que refuser cette proposition reviendrait à ce que vous envoyez des personnes s'en prendre à elle.

— Vous êtes d'un naturel méfiant, déduisit Shassim.

— Ça m'a causé pas mal de problème, mais ça m'a aussi sauvé la vie à de nombreuses reprises.

— Croyez-vous réellement que Fos m'aurait donné ces explications si mes intentions avaient été belliqueuses ?

Il marquait un point. Même si cet esprit pouvait être parfois énervant, elle le considérait tout de même comme un allié fidèle. Quel intérêt aurait-il à la trahir maintenant ? S'il avait révélé l'existence de Sae à ce dragon, ce devait être parce qu'il avait confiance en lui.

— Si vous refusez de partir pour l'autre monde, alors nos chemins se sépareront, même s'ils pourraient être amenés à se recroiser à l'avenir, rien de plus. Il n'y a absolument aucune menace dans ma proposition. D'après les mots de Fos, vous seriez plus efficace en partant le cœur léger, sachant que celle que vous avez juré de protéger ne risque rien.

— Même lui s'y met, grogna-t-elle. À croire que tout le monde veut que je déguerpisse de ce monde. Merci pour cette proposition, je vais y réfléchir et je vous donnerai ma réponse une fois que je me serai décidée.

Après un hochement de tête entendu, Shassim tourna les talons et repartit à l'intérieur de la forteresse, laissant Syara seule avec ses pensées et cette idée qu'elle pourrait partir sereinement, en ce qui concernait Sae, si elle le souhaitait. Elle allait accepter cette mission, ça elle le savait déjà, mais ça ne serait qu'à ses conditions et celles-ci restaient encore à déterminer.