CHAPITRE 5 - Angoisse accoutumée

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Les deux premières semaines de cours avaient déjà pris fin.

Étrangement, je m'étais déjà habituée à l'atmosphère étouffante de mon nouvel établissement et de ses environs.

On en arrive à croire à la fameuse rumeur qui dit qu'un prof n'a pas de vie et qu'il dort dans sa salle de classe...

Tiens, j'ai oublié mon oreiller !

J'avais pris l'habitude de manquer d'air face aux réflexions désobligeantes de collègues me prenant pour l'une des boutonneuses en chaleur préparant un avenir loin d'être glorieux, de faire des arrêts cardiaques à chaque fois que je manquais de me faire écraser par les scooters des racailles environnantes en me rendant au travail de bon matin, d'avoir les larmes aux yeux en subissant les réflexions abjectes de certains adolescents dans les couloirs...

Soyez donc profs !

Pendant ces deux semaines, durant lesquelles j'avais finalement pris l'habitude de survivre - et non plus de vivre - j'avais pu commencer ma fameuse séquence sur la poésie en douceur avec mes élèves.

Dès la première séance, j'avais vu les conséquences de la décadence de notre société : un QI à zéro, et une cuistrerie bravant tous les échelons de la connerie humaine. Je ne souhaitais donc perdre personne dès le début de l'année, m'axant prioritairement sur des sujets accessibles.

Finalement, malgré le manque de contact humain avec la plupart de mes collègues, l'entente avec mes élèves était assez bonne, mise à part la classe de Seconde 2, qui me donnait toujours du fil à retordre.

Devoirs supplémentaires, hurlements, observations, heures de colle, exclusions de cours... Rien n'y faisait. Ces jeunes ne craignaient absolument rien.

Idiocratie, bonjour.

Pourtant, malgré leur faible niveau, j'avais décidé de leur faire étudier la poésie, comme à toutes les autres classes, en suivant le programme recommandé par le Ministère de l'Education Nationale. Tout en gardant une version simplifiée de mon cours. Victor Hugo, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud étaient mes principales sources d'inspiration. Aussi avais-je tout de même décidé de leur faire étudier certains de leurs poèmes.

Environ une semaine après la rentrée, je décidai de leur distribuer un poème de Charles Baudelaire, tiré du recueil Les Fleurs du Mal.

Je distribuai ainsi les fiches aux vingt-quatre mollusques, qui ne manquèrent pas d'ouvrir grand la bouche, comme s'ils avaient vu un revenant. J'avais volontairement choisi un extrait du poème intitulé "Une charogne". Ce poème leur seyait plutôt bien, j'en étais fière. La dualité entre le beau et le repoussant leur allait comme un gant.

Et ce jour-là, après avoir laissé aux élèves quelques minutes pour aborder le texte, je commençai mon discours.

— Dans ce poème, vous serez tout d'abord attiré par le champ lexical de la beauté. Vous verrez notamment des termes comme « superbe », « beau », « le soleil rayonnait », ce qui est en total contraste avec l'objet décrit qui est une charogne, elle-même décrite par bon nombre d'adjectifs péjoratifs tels que « infâme », « nonchalante », ou encore une « forte puanteur ». Vous en concluez ainsi que Baudelaire transcende la laideur du monde, un phénomène connu appelé « alchimie poétique ».

Je relevai la tête une fois mon analyse grossièrement développée, puis m'aperçus que la plupart des élèves me fixaient, la bouche bée si grande ouverte que je crus à une reconversion professionnelle immédiate, ayant un accès sans limites et une vue imprenable sur leurs amygdales.

Je rêve.

Prendre un stylo en main et prendre des notes, ça vous dit pas ?

­— J'ai l'air d'être dentiste ? Leur envoyai-je à la figure. Fermez-moi ces bouches !

OJOS OSCUROS Noir DésirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant