Lyrie
Je n'ai jamais couru aussi vite de toute ma vie. Mes pieds sont en sang, mon visage et mes jambes nues griffés et entaillés par la végétation hostile. Mais j'ignore la douleur. Mon corps ne la sent plus depuis bien longtemps. Ces derniers mois d'emprisonnement et de torture ont bien failli me briser.
À la pensée de mes sœurs qui se sont sacrifiées pour me permettre de m'enfuir, mes yeux rougissent, brûlant d'une détresse et d'une rage sans nom. Mais le deuil viendra plus tard, je ne peux me permettre aucune distraction. Mes geôliers sont à mes trousses. Au moindre faux pas, je suis morte.
J'entends les aboiements des chiens non loin derrière moi. Si j'avais été humaine ou fae*, ils m'auraient déjà rattrapée. Mais je ne suis ni l'une ni l'autre.
Je trébuche sur une racine qui me déstabilise, mais me rattrape de justesse pour rebondir et poursuivre ma course. Mon entraînement m'a préparée à cet instant toute ma vie. Sans lui, je n'aurais eu aucune chance.
L'air qui pénètre dans mes poumons me brûle. Mon souffle commence à manquer et mes muscles atrophiés sont mis à rude épreuve. Je saute pour éviter un tronc brisé. Et l'atterrissage m'arrache un gémissement. Je ne m'arrête pas. Je redouble de vitesse en entendant les cris des einheri* à ma poursuite. Les guerriers sacrés du dieu Noktys. Nos anciens partenaires, qui nous ont trahies et se sont retournés contre notre ancien roi pour couronner celui que l'on nomme l'Usurpateur.
Je n'étais pas encore née à l'époque, mais Oalah, notre reine, m'a quelquefois conté cette tragédie. Une nuit sanglante qui a plongé le royaume dans le chaos. Oalah, ma reine... Ses dernières paroles résonnent encore à mes oreilles : « Fuis ! Cours plus vite que le vent, Lyrie. Et trouve notre eriah* ! Lui seul pourra ramener la lumière sur Evalon. Cours, Lyrie ! Cours ! »
C'étaient là ses derniers mots. Avant qu'on lui tranche la gorge. Je bloque mon esprit. Pas de pensées parasites. Si je me souviens, je m'écroule.
Une once d'espoir m'envahit soudain lorsque je vois enfin l'Arragast *, le voile qui sépare Evalon de Cindra, les terres sans magie. Une barrière enchantée et hostile, à l'intérieur de laquelle personne n'ose s'aventurer. Des créatures de cauchemar en sont les antiques gardiennes, tuant tous ceux qui tentent de la traverser. Seuls les guerriers les plus valeureux ont une chance de passer au travers et d'en ressortir en un seul morceau. Une poignée de survivants ont pu témoigner des horreurs qui s'y trouvent. Mais ils restent très rares.
Et pourtant, traverser l'Arragast est ma seule chance de survie. Je sais que mes poursuivants abandonneront. Aucun d'entre eux n'osera franchir ce barrage. Encore faut-il que je l'atteigne. Et que je survive. Mais chaque chose en son temps.
Je sors enfin pour me retrouver dans une immense clairière. Le ciel est noir, parsemé d'étoiles. Aucun nuage ne vient obscurcir le ciel. La lune inonde la prairie de sa lueur. L'Arragast se dresse droit devant moi. Je ne m'en étais jamais approchée d'aussi près.
Je dois avouer qu'il est magnifique. Une membrane multicolore traversée d'éclairs rougeoyants s'étire du sol jusqu'au ciel, dans son infini. Un silence des plus étrange règne, comme si le temps avait été suspendu. Je ressens jusque dans mes os la puissance de la magie ancestrale qui a servi à créer cette barrière millénaire, à l'époque conçue par les dieux pour protéger les hommes des créatures surnaturelles, les creati*. Je m'arrête quelques secondes pour contempler l'immensité de l'Arragast qui s'étend à perte de vue, marquant la frontière entre les royaumes. Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi beau, d'aussi paisible. À le regarder ainsi, on ne soupçonnerait pas l'horreur qui se tient derrière.
Je m'octroie dix secondes supplémentaires pour reprendre mon souffle et reprends ma course lorsque j'entends mes ennemis se rapprocher. Quelques centaines de mètres me séparent de mon objectif. Je peux le faire. Mes jambes protestent, mais je ne les écoute plus.
Ils sont derrière moi, plus près. Je pousse un cri de rage pour me donner de la force et allonge mes foulées pour gagner en vitesse. Et en l'espace de quelques secondes, je me retrouve devant l'Arragast. Instinctivement, je m'arrête à moins d'un mètre de la barrière, manquant trébucher. Je peine à respirer.
— Lyrie !
Je me fige en entendant mon prénom. Me retourne. Une vingtaine de soldats royaux et trois einheri se tiennent devant moi, essoufflés eux aussi. Parmi eux, Elrys. Le guerrier dont j'ai été secrètement amoureuse ces dix dernières années. Sentiments que je pensais partagés. Mais de toute évidence, j'avais tort.
J'observe avec tristesse les contours de son visage que je trouvais beaux, autrefois. Et qui me font horreur à présent, parce qu'ils me rappellent cruellement ma naïveté.
— Lyrie ! répète-t‑il tout en essayant de reprendre sa respiration. Ne fais pas ça !
— Tu ne m'as pas laissé le choix ! je lui réponds, amère.
— Si tu franchis l'Arragast, tu mourras !
— Je vais tenter ma chance.
— Lyrie... ce n'est pas la solution.
Il veut gagner du temps. Pour me faire renoncer. Mais je préfère mourir plutôt que les laisser m'emprisonner à nouveau. Alors, je me retourne et avance d'un pas vers la barrière.
Je lâche un cri, une douleur éclatant dans mon épaule. Une flèche.
— Attendez ! s'écrie Elrys. Ne tirez pas !
Je n'attends pas de savoir si ses soldats lui obéissent. Je prends une profonde inspiration. Et je saute dans l'Arragast.
Les mots en italique signalés par un astérisque lors de leur première apparition sont regroupés dans un lexique en fin d'ouvrage.
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EVALON, La Marque des Dieux - Tome 1 : Le Chasseur _ Romantasy Adulte
FantasyROMANTASY Evalon, Terres des Faes et des Creati Par une nuit noire et sanglante, une femme fuit, au péril de sa vie. Elle est une survivante. La dernière de son espèce. Sa seule chance d'échapper à ses ravisseurs ? Traverser l'Arragast, la frontière...