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A l'instant où je pose le pied dans la salle de restauration de l'hôtel, j'envie Livio et l'Allemagne. Mes parents et ma petite sœur sont attablés au beau milieu de tous, discutant gaiment. Je me tends en attrapant un plateau pour le remplir de croissants. Visiblement, tenter de se faire discrets et se mettre dans un coin n'a pas été une option.

Parfois, je me demande si cette part de ma formation consiste en ma réinsertion temporaire dans la société moderne, ou en laisser le champ-libre à mon père afin qu'il me torture de toutes les manières possibles.

Je rejoins ma famille en quelques enjambées, et laisse lourdement mon plateau qui contient cinq ou six croissants sur la table. Lili, ma petite sœur, relève le nez de son bol pour me jeter un sourire hypocrite. Je ne prends pas la peine de le lui rendre. La relation que nous entretenons elle et moi est lamentable. Je la déteste, pour une raison que je n'ai jamais vraiment réussi à saisir, mais c'est réciproque. Elle n'a que treize ans, et pourtant je n'ai jamais vu de crise d'adolescence aussi monstrueuse.

- Bonjour, Louise, me sourit ma mère.

Ce matin, elle a attaché ses longs cheveux blonds en un chignon désordonné, la coiffure qui signifie : « aujourd'hui, je ne travaille pas, ne me demandez rien ». Si j'avais les cheveux longs, je ferais cette coiffure tous les jours. Sachant qu'elle s'attend à une réponse, je marmonne quelque chose qui ressemble à un bonjour en mordant dans un croissant. Mon père, jusqu'alors silencieux, me salue, et je hoche sèchement la tête dans sa direction, visiblement un peu trop formellement à son goût, puisqu'il me réprimande d'un regard. 

Lili n'est pas au courant que je travaille avec la Société Militaire Privée de mon père, appelée « les Enfants » car c'est une SMP qui s'occupe des interventions que le GIGN ne peut prendre en charge au risque de complications diplomatiques. En bref, Lili est persuadée que je me rends au lycée tous les jours.

- Tu comptes manger tout ça ? me demande-t-elle d'ailleurs en lorgnant mon plateau.

Je soupire, saisis un croissant, et le tends dans sa direction.

- Tu en veux un ?

Elle fait la grimace.

- Non. Je suis au régime.

Je lève les yeux au ciel alors que ma mère manque de recracher ce qu'elle avait dans la bouche.

- Je te demande pardon ? s'écrie-t-elle en tournant la tête vers ma petite sœur.

Mon regard s'attarde un instant sur la fine cicatrice qui court derrière son oreille. Je me souviens lui avoir demandé comment elle se l'était faite, petite, mais elle s'était contentée de détourner le regard et mon père m'avait sévèrement réprimandée. Je n'ai jamais reposé la question depuis, mais cela titille toujours ma curiosité.

Ma mère entre en débat avec Lili pour savoir si oui ou non elle est trop jeune pour faire un régime, et je tourne la tête dans la direction de mon père en haussant les sourcils. Il observe ma mère, le visage inexpressif, et pourtant je sais qu'il est presque exaspéré. Je suis sûre qu'il commence à regretter d'avoir décidé de les emmener. Mais ça, il ne me le dira jamais. Alors, je me saisis d'un deuxième croissant en retenant un soupir, et termine de manger le plus rapidement possible, afin de fuir cet endroit dans les plus brefs délais.

Je ne mets d'ailleurs pas longtemps à remonter, trois de mes croissants à la main, car Lili a raison, j'étais incapable de tous les engloutir. Je vais m'étaler sur mon lit et attrape un livre, à défaut de mon téléphone, puisque je n'ai aucun forfait. Cette décision n'a jamais été vraiment prise de mon propre chef, bien que j'y adhère, mais en réalité, tout est relié au système assez spéciale de la SMP dans laquelle je travaille. Contrairement à nos collègues de l'Amarante Internationale, nous agissons sur le terrain Français, et de ce fait, ne devons pas être repérables au yeux de la population. Ainsi, la société des Enfants est inconnue de tous, et tous ses membres sont presque inexistants aux yeux de la société. Nous sommes tous affiliés à un métier qui nous facilite la tâche ; mon père est officiellement militaire de l'armée régulière, et moi, j'étudie officiellement mon année de Terminale au lycée Saint Cyr. Je n'y ai mis les pieds qu'une seule fois.

SolivagantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant