- Bonjour.
Le policier de l'accueil ne lève pas les yeux de son ordinateur en marmonnant :
- Quelle est votre plainte ?
J'incline légèrement la tête. Finalement, je soupire :
- J'aimerais que vous appeliez mes parents.
Cette fois, le petit homme relève la tête en posant ses mains bouffies sur son ventre proéminent. Son teint est rougeaud, et il m'a l'air trop serré dans son uniforme.
- Tu es au mauvais endroit, gamine, lâche-t-il froidement avant de se râcler la gorge.
M'attendant à une telle réaction, je secoue négativement la tête. J'ai réfléchi à mon discours toute la matinée.
- Ecoutez, je suis mineure, j'ai fugué de chez moi il y a quelques mois. Je n'ai ni téléphone, ni argent, ni rien... je veux simplement rentrer chez moi. Serait-il possible que vous appeliez mes parents ?
L'homme bedonnant incline légèrement la tête vers l'avant, comme pour me regarder par-dessus ses lunettes, sauf qu'il n'en porte pas.
- Si tu es portée disparue depuis des mois petite, dis-moi donc, pourquoi ta photo n'est-elle pas passée à la télé ? je veux dire, il y a quelques semaines, nous avons retrouvé des jeunes perdus dans les montagnes. Eux, on avait vu leur portrait, c'est moi qui vous le dit ! mais toi ?
Je retiens une grimace. Alors Thomas et les autres ont regagné leur domicile. Naïm n'a pas bluffé. La médiatisation de leur disparition était évidente. Ma position parmi les Enfants rend mon cas légèrement plus compliqué. C'est simple ; officiellement, je n'existe pas. Voilà pourquoi j'avais l'espoir que Naïm ne découvre rien à mon compte. Je suis légalement inexistante. De fait, annoncer la disparition de quelqu'un qui n'existe pas est trop délicat. Mes supérieurs ont dû trouver un subterfuge.
Finalement, je souffle :
- Quel jour sommes-nous ?
- Le trente-et-un novembre, mademoiselle.
Je hausse légèrement les sourcils. C'est mon anniversaire. Voilà qui change la donne.
- Je suis majeure, dans ce cas, marmonné-je. Puisque vous n'avez pas l'air décidé, connaissez-vous un endroit où je pourrais utiliser un téléphone... gratuitement ?
Le policier plisse les yeux. Bien évidemment, il est méfiant. Mon visage est sale, mes vêtements déchirés, et mes mains tâchées de sang sec. Je ressemble à une clocharde sortie droit des Catacombes. Cependant, il doit sûrement sentir à la manière dont je le regarde que je ne compte pas lâcher l'affaire. Alors, il saisit le téléphone de l'accueil du commissariat, et demande d'une voix nonchalante :
- Le numéro et nom de tes parents ?
Quelques minutes plus tard, il est au téléphone. Visiblement, ma mère est au bout du fil. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Ma mère. Elizabeth.
La seule à pouvoir m'apporter des réponses.
Il faut quelque temps à l'homme rondouillet pour comprendre que je ne lui faisais pas de blague en lui parlant de disparition. Ses yeux se posent sur moi alors qu'il hoche répétitivement la tête. Finalement, il lui donne un tas d'instructions, raccroche, et lève les yeux sur moi.
- Tes parents seront là dans trois bonnes heures. Ils viennent en train. Tu vas les attendre au poste.
Il hésite, puis me désigne une petite rangée de chaises.
- Là, dans la salle d'attente.
J'acquiesce en retenant un soupir. Je fais mine de tourner les talons, mais interroge :
- Auriez-vous un verre d'eau ?
Le temps d'attente passe à une lenteur horrifiante. En trois heures, j'ai le temps de reconsidérer ma décision de revoir mes parents une bonne centaine de fois. Plusieurs fois, je suis tentée de m'enfuir. De sortir précipitamment de cet endroit bien trop calme, de remonter sur la moto et de m'enfuir le plus loin possible.
Mais j'ai besoin de savoir la vérité.
En réalité, j'ai peur. Je sais que je ne veux pas retourner à mon ancienne vie. Je ne peux pas réintégrer les Enfants. Pas après ce que j'ai vécu chez Naïm. Et si ses propos sont véritables, alors mes retrouvailles avec mon père me terrifient. Si Luc, l'homme qui m'a élevée, traitée comme sa fille et l'une de ses collègues pendant dix-sept ans, n'est pas mon père, j'ignore si je pourrai supporter le choc.
Inévitablement, mes pensées reviennent à Owen, et j'ai l'impression que l'anneau qui m'encercle le cœur se resserre un peu plus à chaque fois que les souvenirs me reviennent en tête. J'ai disparu sans rien lui dire. La veille, il m'a soutenu après la bombe de Naïm sans poser de question. J'ai ressenti qu'il lui avait fallu fournir un effort pour rester silencieux, et c'est ainsi que je le remercie. En disparaissant. J'ignore si je le déteste. Je ne pense pas. Je ne crois pas. Je ne suis pas sûre de ce que je ressens à son égard ; ça ne m'est jamais arrivé.
On m'a élevée pour que je ne ressente rien. Il a fallu de quelques mois pour réduire des années de sacrifices à néant.
C'est une silhouette familière qui me tire de mes réflexions. Je tourne la tête en direction de la porte d'entrée du commissariat, et mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Mes parents sont là. Sans que je ne le contrôle, leur vision me ramène brutalement – trop brutalement – dans un passé que je pensais avoir laissé derrière moi. Je me lève lorsqu'ils pénètrent dans la pièce, raide comme un piquet, presque au garde-à-vous.
Mes yeux croisent les grandes billes bleues de ma mère, et elle cède. Elle fond en larme et se précipite jusqu'à moi pour me prendre dans ses bras. Son parfum vanillé envahit mes narines alors que je réponds à son étreinte, mais mes yeux sont rivés sur mon père. Il s'arrête à plusieurs mètres de nous, tout aussi inexpressif et rigide que dans mes souvenirs. Il n'a pas changé. La même posture droite, fière, ses yeux vides de la moindre émotion me fixent, son crâne chauve luit légèrement à la lueur du néon au-dessus de sa tête. Cette vision qui devrait me rassurer me tord l'estomac. Il n'a pas changé.
Mais moi, si.
Ma mère se détache de moi, et plaque ses mains sur mes joues en obstruant la vision de mon paternel.
- Que t'est-il arrivé, Louise ? sanglote-t-elle en m'étudiant attentivement. Ton visage, tes vêtements, tes mains... on a cru que... que...
Comprenant où elle veut en venir, et peut-être parce que je ne veux pas qu'elle finisse sa phrase, je pose ma main sur la sienne, et force l'ébauche d'un sourire. Ses cheveux blonds sont attachés en un chignon désordonné, une mèche colle à sa joue mouillée de larmes.
- Je vais bien, murmuré-je en soutenant son regard.
- Que t'est-il arrivé ? comment... raconte-moi tout.
J'acquiesce, la gorge serrée, et recule d'un pas. Les mains de ma mère glissent de mon visage, et mes yeux reviennent d'eux-même se poser sur mon père. Je sens que mon visage se referme dans un réflexe contre lequel je ne prends pas la peine de lutter. Il soutient mon regard durant de longues secondes, avant de se détourner pour aller parler au policier. Je suis légèrement déçue de cette réaction. J'ai disparu pendant des mois. Et maintenant que nous nous retrouvons, il ne m'adresse pas un mot. Comme si j'étais en faute.
Peut-être le suis-je.
Je reste silencieuse jusqu'à ce que la discussion soit terminée. Lorsque nous sortons du commissariat, je prends une profonde bouffée d'air frais, me forçant à rester inexpressive malgré mes mains moites d'anxiété. Il faut que je leur pose la question.
Il faut que j'interroge ma mère.
La porte se referme derrière nous, et à ce moment-là seulement, mon père se tourne dans ma direction, et, de la manière la plus solennelle qu'il puisse adopter, il déclare :
- Joyeux anniversaire, Louise.

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Solivagant
AksiSolivagant [n] : qui erre seul, aventurier solitaire. «- De quoi as-tu peur ? Je me pince les lèvres. De quoi ai-je peur ? Mes menottes glissent le long de mes poignets, et je me retourne pour lui faire face. Ses yeux noisette étudient mon visage a...