76. Famille

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Comprendre une famille
C'est comme vouloir comprendre le monde
Sans en connaître le regard.

On peut tout regarder
Tout décrire
—Le ciel la neige le bleu le vent les pyramides les forêts les voies ferrées—
Sans jamais se demander
Pourquoi ça existe.
Pourquoi c'est si beau.

Ce soir ma sœur sourit
Railleuse, satisfaite, amusée ?
Ou bien ne repense t'elle qu'à son premier baiser
Encore tout chaud sur ses lèvres
Victoire d'elle sur elle-même
Et sur ses peurs qui depuis dix-sept ans
Lui faisaient redouter plus que tout cet instant ?
Quatorze ans
Que je la connais
Et pourtant même son sourire
M'est encore inconnu.

Ce soir ma mère a pleuré
Ce n'est pas grand chose
Juste un peu d'usure
Dans le coin de tes yeux
Comme un vieux pull
Que l'on aurait trop chéri.
Mon père l'a prise dans ses bras
Et lui a dit « ça ira ».
Mais peut-être pleurait elle simplement
Car aujourd'hui dans la rue
Ou le supermarché
Elle a recroisé son amour de jeunesse,
Celui qu'il y a tant d'années
Lui avait fait toutes ces promesses
Et qui lui aurait offert
La vie vagabonde dont elle avait rêvé. 

Donc non, ça n'ira pas.
On ne peut que s'exprimer au passé
Avec des regrets aussi gros que celui-là.

Comme quoi
Même mon père
Au bout de trente ans
                            ne la connaît pas.

Tout à coup
Je leur en veux beaucoup moins
De ne pas avoir vu
Mon petit trou dans mon cœur
Et ce sentiment d'injustice
Tout au bout de mes doigts.
On est tous aveugle
Dans une famille.
Rien ne sert de leur expliquer
Que je n'aime pas les garçons, non,
Et ni les filles non plus.
Que j'aime les mots.
Ils ne comprendraient pas.

Mais loin de me blesser,
C'est touchant,
                           Je trouve

Car loin de nous éloigner
On s'aime tous
Dans notre petite famille.
Et je ne crois pas
Que ce soit fait semblant,
Non,
Et c'est ça qui est beau.

On ne se ressemble pas
On ne se comprend pas
Mais on s'aime. Car on sait
Que quoi qu'il advienne
On fera tout ensemble,
Un peu comme des fils de broderie
Bien trop mal assortis
Mais qui pourtant toujours vont se nouer
Dans l'espoir toujours vivant
De continuer cette tresse toute colorée
Durant notre petite
Éternité.

Elle est dans les tissus dépareillés,
Ma famille à moi.

Tous les mots de nos silencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant