71. Roxane

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Et bien vous savez quoi ?
Pas un n'a murmuré
La surprise qui parcourait ses pensées.
Pas un ne s'y est opposé.
Et Rose,
Tout simplement,
S'est levée.

Comme si c'est ce qui devait arriver.
Comme si elle y étais fatalement destinée.

Elle m'a regardée droit dans les yeux
Avec une franchise que je n'espérais pas.
Et a commencé :

- Vos mots sont hésitants, pourquoi ?
- Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille...
- Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.

Je recule, à bout de souffle.
Tiens bon, Ludivine, tiens bon.
Je ferme les yeux un instant.
Ça va aller.

- Ils trouvent tout de suite ? Oh ! Cela va de soi
Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
Or moi j'ai le coeur grand, vous l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps.

Je me retourne
Non non non
Ce regard, son regard, je ne veux plus le voir !
C'est se prendre à chaque seconde
Une déflagration
En plein cœur
Un électrochoc
Qui vous arrache la peau.
Je l'ai bien trop aimé ce regard
Pour ne pas y chercher
Des miettes de regrets et de désespoir,
Une pincée d'amour
Une lueur de pardon.
Et à eux, dans tous leurs regard,
Ce ne sont plus des miettes de convoitises
Que j'y vois,
Mais des champs entiers.
Alors je me tourne,
Et face à la fenêtre
Je laisse mes mots rebondir
Entre moi et l'horizon.

- Je descends !, reprend-t-elle.
- Non !
J'ai dû crier
Pour que la vitre ait ainsi vibré.
Je sens mon corps
Électrocuté par un millier de frissons
Et les larmes, là
Prêtes à tomber
A se jeter de mes cils, dans quelque tragique élan.
Et puis, juste une douleur
Qui suinte sur mes lèvres.

C'est trop dur
De revivre tout ce que l'on a perdu.

- Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai coeur...
- Pourquoi ?
- Parce que... jusqu'ici, je parlais à travers...

Je prends une profonde inspiration.
Et pense à Rose, qui m'écoute, derrière moi
Comme s'il n'y avait qu'elle
Comme s'il n'y avait que nous.
Christian n'est pas ici ce soir.
On est juste là, nous deux.
Roxane, la belle Roxane, c'est elle.
Et Cyrano, l'amoureux, l'amoureux des mots
C'est moi.

- Quoi ?
- Le vertige où tremble quiconque est sous vos yeux !... mais ce soir, il me semble...
Que je vais vous parler pour la première fois !
- C'est vrai que vous avez une toute autre voix.
- Oui tout autre, car dans le théâtre... pardon !, la nuit qui me protège
J'ose enfin être moi même, et j'ose...

Ma voix est prise d'un violent tremblement.
Je m'arrête, je n'en peux plus.
Je n'aurais pas dû tenter
Cette déclaration.
Elle ne m'aime pas, pourquoi
Essayer encore ?
Je sens la colère bourdonner
Dans mes oreilles.
C'est trop injuste.
Et même la poésie
Même le théâtre et ses mots grandioses
Ne pourront pas m'aider.
Quelle idiotie
D'avoir un instant
Espéré le contraire.

Et puis
             les mots
De Roxane
Quelques scènes au delà
De cette scène 7 de l'acte 3
Résonnent en moi,
Comme ils ont
Des siècles plus tôt
Résonné en Cyrano.

Je vous aime, vivez !

Alors,
Je quitte ma fenêtre.

Et comme les espoirs ne meurent jamais tout à fait

Je me retourne.

Tous les mots de nos silencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant