112. Huit ans plus tard

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Nous voici, huit ans après cette histoire. Notre Ludivine a bien changé. Toujours le même visage, à peu près. Les mêmes idées. Elle a eu des amours, oh ça oui. Elle écrit toujours, aussi. Elle écrit sur l'amour, sur le bonheur, et sur la mort surtout. Vous savez à quel point c'est un thème que les jeunes gens affectionnent, les héros tragiques, le pathos, la fatalité etc.
Elle parle maintenant. Elle a ce qu'on a usage d'appeler des amis. Elle le côtoie, à présent, ce monde pour qui elle se battait déjà il y a huit ans. Elle en fait partie aujourd'hui. Elle a même créé un groupe d'entraînement à la rhétorique. Si c'est dire ! Elle a peut-être enfin compris que les mots ont une certaine esthétique, à l'oral aussi.
Et puis, il faut le dire, on ne reste pas révolutionnaire toute sa vie. Ses idées de liberté absolue, d'amour inconditionnel, de perfection dans la nature, elle n'en parle plus. Non, elle garde ça pour un petit coin de son cœur. Au cas où le passé se rappelle à elle.
Il est toujours mystérieux et intéressant de constater à quel point l'adolescence fait pousser des ailes. Elle aimait tellement plus fort à ce moment là, oui, là-bas, là où elle savait aimer. Elle était persuadée que le mot amour s'écrivait tout en majuscule. Même pas Amour, non, AMOUR. Elle avait des idées, des espoirs, et elle voulait vivre avec, ou ne pas vivre.

Et puis, le temps passe, on se fait moins difficile. On est adulte maintenant, et on sait pertinemment que la perfection, l'absolu, tout ça, ça n'existe pas. Alors on se contente de minuscules. les mots rampent à terre et ils ne sont plus aussi beaux qu'avant. on s'ennuie, le temps passe, et c'est peut-être ça l'amour finalement ? on raye le passé de notre mémoire, on se fait de fausses idées, et on finit par même oublier qu'une phrase commence par une majuscule et se termine par un point.

En définitive, s'il y a une chose qui n'a véritablement pas changé, c'est bien son amour pour les mots.
Toujours, c'est de ce dont elle rêve, c'est de ce dont elle parle. C'est ce qu'elle aime.
Son plus grand amour au final.
Celui qui demeure en majuscule.
D'ailleurs, à force d'écrire comme ça, je me demande ce qu'elle pensera à la fin de sa vie. À cette existence entière donnée pour un amour à sens unique. Elle aura sûrement ce sentiment atroce d'absurdité. Et de futilité aussi. Combien seront-ils à tomber amoureux de cette beauté là ?

Ou peut-être, au contraire, qu'elle ne regrettera rien. C'est sans doute cela, la vraie définition d'une passion.

Et tiens d'ailleurs la voilà. Elle marche vite le regard baissé. Son visage est plus dur qu'avant, c'est vrai, mais elle n'a pas suffisamment changé pour qu'on ignore qu'à cet instant, elle est préoccupée. Elle a conservé la même expression.
Elle pense. Elle pense d'ailleurs à ce que nous disions. Elle regarde le soleil
Et se dit
Qu'elle n'est qu'une lueur dorée
Faible esquisse de lumière
Qu'ont laissé tomber les branches
Des arbres peuplant les allées.

Elle s'assoit. Ne bouge plus. Elle pense.
Elle pense à Rose
Rose, cela fait si longtemps
Qu'elle n'a pas pensé à elle.
Que devient-elle ?
Où est elle ?
Pense-t-elle à elle parfois ?
A-t-elle autant de regret qu'elle en a ?
Oh Rose,
Tu étais tellement vraie toi.
Loin de tous ces artifices
De toutes ces imbécillités
Qui se disent tout comprendre aux règles de l'amour,
Oh Rose nous étions libres ensemble.
Nous avions tout compris
Du haut de nos quatorze ans et demi.
On savait ce que c'était
Être belle
On n'avait plus rien à craindre,
Car c'est pour ça que c'est beau l'adolescence :
Ça nous fait toucher le ciel
En osant se précipiter du haut des falaises.
On vit si vite
On se tue chaque jour
Mais on comprend tout.
J'aurais voulu ne jamais nous oublier.
Oh Rose, que sommes nous devenues ?

Alors, en souvenir du passé, oui,
Je reviendrai sur nos pas.
Je foulerai la cour où nous nous sommes dit adieu
Je frôlerai les champs où nous nous sommes embrassées
Je reviendrai dans cette bibliothèque,
Celle de nos premiers regards,
Et surtout
Je rendrai visite à ce petit coin de paradis.
Cette rivière qui a porté nos larmes
Cet arbre qui
—T'en souviens tu ?—
A accueilli nos premiers poèmes.
Et alors je saurai à quel point il avait été beau le passé.

Te rappelles-tu seulement de moi
Rose ?

Le vent caressera mes cheveux
La nuit peu à peu se formera dans l'eau troublée.
Il n'y aura pas de nuages dans ce ciel bleu,
Et le pas des anges chuchotera un son velouté.

Il y aura des lucioles dans l'air
Qui feront briller tes yeux.

Et alors que nos lèvres
Se coucheront sur la mer

Il y aura une nouvelle étoile
Qui s'élèvera dans les cieux

Et on l'entendra d'ici murmurer,

De sa candide espérance,

À la si belle nature accroupie à nos pieds,

Tous les mots de nos silences.

Tous les mots de nos silencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant