02 janvier 2011
J'ouvris péniblement les yeux. La lumière du matin filtrait faiblement à travers les rideaux de ma chambre. Mon réveil s'était déclenché sur la chanson The Time du groupe Black Eyes Peas et la musique emplissait doucement la pièce pour pénétrer la nébuleuse gravitant autour de mon cerveau. Mais aujourd'hui, mon corps était tout sauf coopératif, il voulait juste continuer à dormir. En même temps, après ma semaine de soixante-douze heures, comment lui en vouloir? Je tendis la main pour repousser l'alarme de mon réveil et gagner dix minutes de sommeil. Me voilà quelques instants après, confortablement installée sur le siège passager en cuir d'une magnifique Ford Mustang Cabriolet. La carrosserie d'un bleu nuit métallisé était juste parfaite et le vrombissement des trente-trois chevaux sous le capot me faisait frissonner de la tête aux pieds. Le vent jouait dans mes cheveux et je sentais l'air pur de la montagne m'emplir les poumons. La seule ombre au tableau était le soleil, car même avec mes lunettes Aviator dorées sur les yeux, la luminosité était trop éblouissante et me dérangeait fortement. J'essayai de détourner mon regard, mais mon chauffeur me répétait en boucle de garder les yeux ouverts. Selon lui, j'étais très en retard. Je ne prêtai pas garde à ses avertissements et me promis de lui laisser une mauvaise appréciation sur son compte internet. Malgré le mécontentement apparent sur mon visage, il insistait.
Réveille-toi, Ashley ! Ma propre voix résonna comme un écho dans ma tête et j'ouvris brusquement les yeux.
Et merde, triple merde !
Mes dix minutes de sommeil en plus s'étaient transformées en cinquante-cinq minutes supplémentaires. Me voilà maintenant en retard à mon rendez-vous au centre Saint-Jean. J'imaginai déjà les grands yeux noisette de Catherine me rappelant qu'être à l'heure c'est déjà être en retard. Enfant, elle me rappelait en permanence qu'arriver à l'heure c'était prévoir, s'organiser et se donner une règle de vie. Avec ce principe, me disait-elle j'atteindrai tous mes objectifs. À bien des égards, je devais admettre qu'elle avait raison, mais il n'était pas nécessaire de le lui répéter.
Je sautai hors du lit pour me rendre dans la salle de bain, convaincue qu'une bonne douche me réveillerait. Après quelques minutes, le jet d'eau sur mon corps eut l'effet escompté. Revigorant, il avait ôté toutes les traces de fatigue accumulées après cette semaine difficile.
Médecin résident en chirurgie cardiaque, je travaillais dans le service du Docteur CHANG, le Michel-Ange de la chirurgie cardiaque. Génie dans son domaine, le cœur n'avait aucun secret pour lui. Il en connaissait chaque battement, chaque artère, chaque frémissement. Avant même de commencer ma résidence, je savais que je voulais travailler à ses côtés et depuis maintenant quatre ans, je ne regrettais pas le manque de sommeil, l'absence de congés et je ne parlais même pas de ma vie sociale. Méticuleux, le docteur CHANG n'exigeait rien de ses résidents qu'il ne s'imposait à lui-même, n'hésitant pas à nous repousser dans nos retranchements pour faire ressortir le meilleur de nous. Certains pensaient qu'apprendre auprès de lui demandait des sacrifices, mais pour moi, c'était juste l'apothéose. Le seul bémol dans ce paradis était ma vie en dehors de l'hôpital, elle était quasi-inexistante. Elle se limitait en :
Numéro 1 : des discussions et des fous-rire avec Claire qui, en plus d'être ma meilleure amie depuis dix ans, était également ma colocataire.
Numéro 2 : des visites chez Catherine pour retrouver de la sérénité quand je perdais pied.
Numéro 3 : du bénévolat, un dimanche par mois au centre Saint-Jean.
Situé au cœur de Toronto, le centre Saint-Jean venait en aide bénévolement aux personnes démunies, en proposant une aide alimentaire avec des repas gratuits chaque jour de la semaine, ainsi qu'une aide vestimentaire. Catherine dirigeait l'établissement depuis qu'elle avait renoncé à son ancienne vie pour se consacrer à Dieu, il y avait plus de trente ans de cela. Au sommet de sa carrière, elle avait tourné le dos à la direction d'une des firmes pharmaceutiques les plus prestigieuses de l'Ontario. Démarche totalement incompréhensible pour moi. Plus jeune, je l'avais questionnée pour comprendre pourquoi elle avait tout abandonné ? Une carrière à son apogée, un train de vie très confortable et la notoriété, tout cela pour une vie dans l'anonymat et un budget mensuel plus que restreint. Durant toutes ces années, j'eus droit toujours à la même réponse.
— Pour être enfin heureuse, Ashley.
Va comprendre. Arrête de rêvasser Ashley, accélère sauf si tu veux entendre Catherine te sermonner pendant plusieurs minutes. J'enfilai mon jean boy-friend et le cadeau de Claire pour mes vingt-cinq ans : un pull crop-top avec l'inscription Single Laidies en lettres dorées. Avant de partir, je m'arrêtai devant la chambre de mon amie et frappai à sa porte. Une, deux, trois fois, mais pas de réponse.
— Claire, j'entre?
Intérieurement, je priai pour ne pas tomber sur elle dans une position compromettante, mais à la place, le silence m'accueillit. Sa chambre était vide et au vu de l'état de son lit parfaitement fait, elle n'avait pas passé la nuit à l'appartement. Deux hypothèses me vinrent à l'esprit :
Hypothèse une : Une urgence à l'hôpital l'avait retenue et elle avait passé la nuit là-bas. Résidente en pédiatrie, elle travaillait à l'hôpital des enfants malades et ne comptait pas ses heures.
Hypothèse deux : Elle évacuait les tensions de cette semaine avec son plan cul du moment, répondant au surnom de Lèvres en feu. De son vrai nom « Asher », il venait tout juste de fêter ses vingt-trois printemps. Barman, accro à la salle de sport, il répondait à tous les critères d'une relation sans complications.
Avant de l'appeler pour confirmer l'une de mes hypothèses, je profitai de l'attente de mon taxi pour me rendre au Starbucks situé en face de l'immeuble.
Aucune journée ne pouvait commencer sans un Chaï Tea Latté[1] et un cinnamon roll[2].
Kenji, l'un des serveurs réguliers, m'accueillit avec un large sourire accentuant la forme allongée de ses yeux. Métisse afro-asiatique en deuxième année de photographie, il était à couper le souffle avec son mètre quatre-vingt, sa peau sapotille[3] et ses yeux noisette dont la couleur était accentuée par ses longs cils épais. La symétrie de son visage était juste parfaite et son sourire reflétait sa gentillesse.
— Bonjour Kenji, dis-je.
— Salut Ashley, comme d'habitude ? À emporter?
Je lui répondis d'un signe affirmatif de la tête.
— Rien pour Claire, aujourd'hui ? demanda-t-il plein d'espoir dans la voix.
Kenji était le chouchou des clientes, elles étaient toutes sous son charme. Sauf une, Claire. Et le pauvre avait le béguin pour elle. Ses yeux le trahissaient à chaque fois qu'il la voyait ou qu'il prononçait son prénom. Pour sa défense, ma voisine de chambre faisait cet effet sur un très grand nombre d'hommes avec sa taille mannequin, sa longue chevelure blonde encadrant son visage et ses yeux bleus gris. Si elle avait été recalée à l'examen d'entrée en médecine, elle aurait été embauchée sans se présenter au préalable au casting pour défiler pour Victoria's Secret[4]. Et tous les autres mannequins professionnels auraient été verts de jalousie.
— Non, rien, répondis-je en tentant de prendre un air compatissant. Merci Kenji.
La déception se lut sur son visage. Du haut de ses vingt ans, il était vraiment adorable. Reste à espérer pour lui qu'il ne se ferait pas prendre dans les filets d'une peste.
— Ça te fera huit dollars cinquante.
Je m'acquittai de la somme. Ma commande en main, j'allais attendre à l'extérieur mon taxi. L'air sur mon visage était glacial mais me revigorait. Cependant, en tout état de cause, je n'avais nullement le temps de profiter des bienfaits du froid. Chaque seconde mettait comptée si je ne voulais pas que mon retard me donne droit à une remontrance de Catherine. Mais heureusement aujourd'hui était mon jour de chance.
[1] Boisson à base de thé noir, de lait et d'épices, surmontée d'une crème chantilly.
[2] Roulé à la cannelle.
[3] Fruit exotique à la peau brune.
[4] Marque de lingerie américaine d'habillement féminin et de produits de beauté.
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Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secrets
RomanceIl y a des rencontres qui bouleversent une vie. Qui vous font entrevoir un avenir terrifiant mettant à nu toutes vos fêlures. Et à 27 ans, mes blessures d'hier me tourmentaient toujours mais j'avais appris à les enfouir très profondément derrière le...