Chapitre 48 - Ashley

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29 novembre 2011


Je déambulais, nauséeuse, au bord du précipice. Le couperet allait s'abattre. Mon heure était venue. Ce gouffre que je connaissais si bien allait à nouveau m'envelopper dans l'obscurité. Cette même obscurité que je m'étais évertuée à combattre, les deux premières fois où je dus me séparer de lui. À la différence qu'aujourd'hui, le voyage touchait définitivement à sa fin, sans retour possible. Une amputation franche et irrémédiable. Reconstruire mes murailles devenait primordial et je devais le faire rapidement avant que l'inévitable n'arrive. Cette part de moi allait m'être arrachée et je ne pouvais laisser la douleur m'envahir. Rester maîtresse de mon cœur, toute mon énergie restait focalisée dessus. Auquel cas je serais broyée, brisée, emportée par un déferlement de sentiments. Or, je ne voulais rien éprouver. Et pourtant, tout mon être se glaçait au fur et à mesure que je m'enfonçais dans cette eau gelée. Elle me brûlait la peau, envahissait mes poumons, m'empêchant de respirer. En était-il toujours ainsi? Mes patients éprouvaient-ils les mêmes tourments quand je leur annonçais qu'il n'y avait plus rien à faire? La mort était un ennemi que je combattais tous les jours sur la table d'opération, mais aujourd'hui elle me montrait sa magnificence, son pouvoir de grande faucheuse et je ne pouvais que m'incliner, impuissante.

Assise en face de Travis, l'oncologue de Jacob, je percevais ses mots. Ces mêmes mots que j'avais tant de fois prononcés à mes patients quand il n'y avait plus aucun espoir, lorsque la médecine avait atteint ses limites. Bon sang, pourquoi me parlait-il des prochaines démarches qui seraient mises en place pour accompagner Jacob dans ses derniers jours? Je les connaissais! Une migraine essayait de naître au milieu de mes tempes. Je fermai les yeux, espérant que ce simple geste la chasserait. Allait-il finir par se taire?

— Ashley, avez-vous bien compris les mesures qui vont être mises en place en vue d'accompagner Jacob dans ses derniers jours?

Ses derniers jours! Voilà la seule information qui m'importait. Lui restait-il deux jours, sept ou quatre? Combien de temps sa maladie m'accordait-elle pour dire au revoir?

— Si vous avez la moindre question, je suis à votre écoute.

Ne pouvait-il pas me laisser tranquille? J'avais besoin de calme pour remettre mes idées en place mais visiblement, une fois de plus, Travis était décidé à me faire parler. Ce besoin de connaître mes pensées ainsi que sa sollicitude me contrariaient toujours autant. S'attendait-il vraiment à ce qu'un jour je m'épanche sur son épaule, un mouchoir à la main? Pleurer ne changerait rien à mon désir de frapper de toutes mes forces contre les murs et de crier à l'injustice. Revenir en arrière, avoir la chance de tout recommencer, mais la vie n'exhaussait pas ce genre de vœux. En tout cas pas pour moi. Finalement, je posai la seule question qui m'importait et gardai bien enfouies mes pensées.

— Combien? demandai-je.

Travis comprit le sens de ma question. Je pouvais lui accorder cette qualité, il percutait vite.

— Je ne pense pas qu'il tiendra au-delà de cette semaine.

Mon compte à rebours se déclencha. Cinq jours. Juste cinq petits jours pour se dire une infinité de petites choses, précieuses, tristes, anodines, joyeuses ou encore intimes. Cinq petits jours pour lui avouer que je l'aimais.

— Quelle ironie, Travis, ne trouvez-vous pas ? Tellement de choses ont changé depuis notre première rencontre.

— Comme quoi, Ashley?

Tout. Tout avait changé. Avec le spectre de la mort qui approchait à grands pas, j'avais compris bien trop tardivement que les sentiments avaient ce pouvoir d'être capricieux. Ils se mouvaient au gré du temps, variant de manière imprévue. L'amour, la haine, l'amitié, la colère, l'affection. Une valse de sentiments dont je ne maîtrisais plus la cadence. Mais cela aussi, je le gardais pour moi. En faire étalage n'aurait rien changé, il y avait des combats pour lesquels je savais d'avance que je n'étais pas de taille. Alors mieux valait faire ce pourquoi j'étais douée.

— Travis, ajoutai-je, j'ose croire que maintenant vous savez comment je fonctionne.

D'un mouvement de tête, il confirma qu'il comprenait où je voulais en venir. Décidément, c'était vraiment sa qualité numéro une.

— Donc pour notre bien à tous les deux, renchéris-je d'une voix empreinte de lassitude, arrêtez d'essayer de me psychanalyser.

— Le problème vient de là, Ashley, répondit-il. Ce que vous prenez pour de la psychanalyse n'est en fait que ma façon de vous montrer que je m'inquiète pour vous et de vous dire que vous avez tout mon soutien dans l'épreuve qui vous attend.

Et voilà son principal défaut. Sa sollicitude à mon égard.

— Ce que j'essaye de vous dire, sans heurter votre caractère borné, poursuivit-il d'un regard chaleureux, est que vous pouvez me joindre jour et nuit, à n'importe quelle heure si vous désirez parler. Pour vous, j'aurai toujours du temps libre.

Un pâle sourire se dessina sur mes lèvres. Cet homme était la bonté personnifiée.

— C'est très aimable à vous, dis-je sincèrement. Je m'en souviendrai. Mais pour être franche, je pense être parfaitement lucide quant à la suite des événements.

— D'un point de vue médical, je n'en doute pas. Mais Ashley, l'acceptation du deuil est parfois vécue comme une déchirure, surtout par les personnes qui pensent être lucide quant à la suite des événements. Vous devrez faire face à sa mort. Cette même mort qui vous a réunis pour ensuite vous séparer.

Son timbre de voix bienveillant enveloppait chacun des mots qu'il prononçait. Ma migraine que j'essayais de contenir depuis que lui et moi avions entamé cette conversation gagnait en puissance. Maintenant, je ressentais une multitude d'aiguilles s'enfoncer fatalement dans mon crâne sans se soucier de la douleur qu'elles occasionnaient. Cette journée allait être un véritable enfer. Heureusement, j'étais attendue dans moins d'une heure à l'hôpital, ainsi j'aurais droit à mon échappatoire. Soulagée d'avoir une bonne excuse pour mettre fin à notre conversation, je me levai.

— Travis, croyez-moi quand je vous dis que tout va bien. Je maîtrise la situation.

À son expression, il n'était guère convaincu, mais à mon grand soulagement, il eut la délicatesse de ne pas insister.

— Je vais donc vous croire sur parole.

— Merci, dis-je en me dirigeant vers la porte. Il y a tout même une chose que vous pourriez faire pour moi, ajoutai-je juste avant de passer le chambranle.

— Je vous écoute, formula-t-il.

— J'aimerais pouvoir rester dormir au chevet de Jacob jusqu'à... m'interrompis-je, incapable de prononcer le mot fatidique.

Ses yeux plongèrent dans les miens et d'un hochement de tête, il répondit favorablement à ma demande.

— Alors, je vous dis à ce soir.

En sortant de son bureau, je me dirigeai directement vers ma voiture. Durant tout l'entretien avec Travis, je m'étais raccrochée au bracelet offert par Jack pour mon anniversaire. Comme si ce simple geste pouvait me donner la force nécessaire pour affronter la réalité des jours à venir. Travis avait raison sur un point. Je devais commencer à me préparer au départ de Jacob, ainsi qu'à toutes les formalités qui en découleraient, aussi pénible que cela soit-il. D'instinct, je caressai une nouvelle fois le cadeau de Jack avant de prendre la route.

Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secretsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant