Le souper se passa en toute légèreté. De retour dans l'appartement, sans m'adresser un mot, elle avait mis un couvert supplémentaire et m'avait servi un verre de vin. La dégustation de l'omelette se fit en silence, accompagnée de regards en coin durant lesquels nos yeux s'entremêlaient, suspendant le temps autour de nous. Toutes traces de mépris et de cynisme ayant disparu, tout en dégustant son verre de vin, elle me questionna sur ma vie. Trop heureux qu'elle mette de côté sa facette auto-défense, je lui racontais mes souvenirs d'enfance. Au fil de la soirée, absorbée par mes anecdotes, Ashley se montrait joyeuse et taquine, m'arrachant à chaque fois des sourires radieux. Puis, sans m'en rendre compte, notre conversation devint plus intime. Je lui racontais la perte de mon frère jumeau quelques jours après notre naissance, à la suite d'une complication lors de l'accouchement. Comment mon père, pour préserver sa famille, avait tout naturellement veillé sur les siens. Avec amour et patience, il avait accompagné ma mère afin qu'elle réalise qu'en dépit de cette perte immense, elle était bénie car elle était aimée par trois êtres exceptionnels et par lui-même.
Parler de mon père et de l'homme formidable qu'il était m'était encore douloureux et, tout en évoquant mes souvenirs, un voile de tristesse se forma dans ma gorge. Sans que je ne m'y attende, Ashley m'enlaça la main en imbriquant chacun de nos doigts tout en caressant l'intérieur de ma paume avec son pouce.
— Il te manque? demanda-t-elle avec douceur.
— Oui, chaque jour, dis-je.
L'étreinte de la main d'Ashley sur la mienne se fit plus ferme et ses traits se changèrent en un profond chagrin qu'elle n'essaya pas de refouler.
— Excuse-moi, Jack, prononça-t-elle dans un souffle, les yeux fixés sur nos mains toujours enlacées. Je te demande pardon. Lors de notre première rencontre, j'ai tenu des propos à ton encontre et celle de ton père qui étaient vraiment inacceptables.
— Ashley...
— Vois-tu, avec les parents biologiques que j'ai eus, j'ai parfois beaucoup de mal à intégrer le fait qu'il existe des familles où les parents et les enfants s'aiment. Et quand tu m'as raconté pourquoi tu étais revenu faire du bénévolat au Centre Saint-Jean, j'ai voulu te blesser en salissant ce que tu faisais en mémoire de ton père.
Du pouce et l'index, je lui relevai le menton afin de croiser ses yeux.
— Ashley...
— Moi, j'en suis encore à me demander ce que je dois ressentir concernant Jacob. Après tout ce qu'il m'a fait, devrais-je être triste, joyeuse ou bien indifférente? Serais-je un monstre si j'étais soulagée par son décès? Devrais-je lui pardonner pour le père qu'il n'a jamais été ?
Tout en parlant, ses yeux s'embuèrent de larmes, mais aucune ne franchit ses cils pour s'écouler sur ses joues. Cette fragilité qu'elle dégageait me poussait à la prendre dans mes bras et lui murmurer au creux de l'oreille que je ne laisserais plus jamais personne lui faire du mal. Mais au lieu de ça, j'accentuai ma pression sur sa main pour lui insuffler du courage et l'inciter à poursuivre.
— Jacob a créé tellement de blessures en moi et je me suis battue si fort pour les surmonter. Enfant, j'avais cette impression d'être en apnée, comme si ce monde ne voulait pas de ma présence. Et puis j'ai grandi, Catherine m'a recueillie et je me suis construite, j'ai appris à respirer, difficilement c'est vrai, mais j'ai appris. Alors pourquoi prendrai-je le risque de laisser cet homme entrer de nouveau dans ma vie? À y réfléchir, la seule chose de bien qu'il n'ait jamais faite pour moi a été de confier ma garde à Catherine.
En écoutant Ashley me parler de Sœur Catherine, je compris mieux leur complicité. Celle-ci allait au-delà de celle d'une mère avec sa fille. D'une certaine façon, en se trouvant, l'une et l'autre s'étaient sauvées. Sœur Catherine en comblant son désir d'avoir un enfant et Ashley d'avoir un foyer. Touché par ce qu'elle venait de me confier, j'attrapai une des boucles de ses cheveux pour la glisser derrière son oreille et pris la parole.
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Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secrets
RomanceIl y a des rencontres qui bouleversent une vie. Qui vous font entrevoir un avenir terrifiant mettant à nu toutes vos fêlures. Et à 27 ans, mes blessures d'hier me tourmentaient toujours mais j'avais appris à les enfouir très profondément derrière le...