Chapitre 6 - Jack

739 20 14
                                    

C'en était trop, Ashley avait dépassé les limites en me parlant ainsi. Toute la journée j'avais supporté son mauvais caractère, ses réactions imprévisibles et ses attaques verbales. Hurl m'avait prévenu, mais là, même la chance n'y changerait rien. Ashley était tout simplement insupportable. D'après les informations recueillies auprès d'Hurl, elle avait été élevée par Sœur Catherine qui était la douceur personnifiée. Je me demandais ce qui dans la vie, l'avait amenée à être aussi agressive et désagréable. Pas étonnant qu'il ne l'ait jamais vue accompagnée. Quant à moi, j'aurais dû être plus attentif aux signaux envoyés : l'inscription Single Ladies sur son pull trop court, le surnom qu'elle m'avait donné auprès de Hurl et dont manifestement elle pensait chaque mot, les éclairs que ses yeux me renvoyaient. Bref, il y avait eu plusieurs signes, mais comme un crétin, j'étais resté uniquement focalisé sur ses lèvres se mordillant, ses grands yeux verts magnifiques et ses joues empourprées.

Lui parler du décès de mon père et des raisons qui m'ont poussé à revenir au centre Saint-Jean m'avait bouleversé. Ashley n'était qu'une étrangère à mes yeux et seule Sœur Catherine connaissait le véritable motif de ma présence. Je lui en voulais terriblement de m'avoir poussé dans mes retranchements, sans cela, jamais je ne lui aurais confié pourquoi cette journée était si importante pour moi. Pour commémorer l'anniversaire de mon père, j'aurais dû être entouré de ma famille, mais j'avais décidé de l'honorer d'une toute autre façon.

Sa disparition remontait à plusieurs mois et pourtant je ne réalisais toujours pas que plus jamais je n'entendrais sa voix. Ni son rire sonore à la suite des blagues de ma mère, que lui seul comprenait après trente-cinq ans de mariage et que nous ne serions plus dans la cuisine à préparer un bon repas ou à regarder maman j'ai raté l'avion [1] le soir de Noël en dégustant un verre de whisky.

À quoi bon repenser à tout cela, un accident vasculaire cérébral avait emporté l'une des personnes qui m'était la plus chère et je n'étais pas sûr que ce vide en moi se comblerait un jour.

Mes pensées revinrent à Ashley. Elle avait eu le toupet de monter dans la voiture sans une once d'explications ou d'excuses. Non, rien de tout cela ! Elle avait juste soutenu mon regard, me défiant d'essayer de la faire descendre, mais j'avais eu ma dose de crises pour la journée. Arrivé à la brasserie, je lui dirais que nos chemins se sépareraient là et que plus jamais je ne voulais la croiser ou ne serait-ce que lui parler. En accord avec ma nouvelle résolution, je l'ignorais durant tout le trajet, préférant me concentrer sur la ville.

J'en avais fini avec elle.

La brasserie Les Grands Hommes de mon ami François était un hommage à l'un de nos chanteurs français préférés lorsque nous étions adolescents, Patrick Bruel. Grâce au titre de cette chanson La place des grands hommes, nous avions embrassé un grand nombre de filles. Étant originaires de Montréal, François et moi parlons couramment français et notre traduction des paroles en anglais les faisait toutes succomber. Quant aux paroles de la chanson J'te le dis quand même, je ne parlerais même pas de l'effet qu'elles leur faisaient. À l'évocation de ces souvenirs, je ne pus m'empêcher de sourire. Et dire que la personne responsable de ma sombre humeur se tenait à mes côtés comme si de rien était, tournée vers ses propres pensées.

Durant tout le trajet, pas une seule fois elle n'avait essayé d'entreprendre la conversation. Après son entrée fracassante dans la voiture, son regard s'était posé sur moi, me détaillant sans pudeur pour ensuite s'arracher brusquement et se concentrer sur la vue extérieure défilant à travers la vitre.

La Mercedes s'immobilisa. La devanture de la brasserie était extrêmement moderne. J'avais mis mon ami en relation avec mon équipe de designers et le rendu était parfait. Dans une décoration aux tons beiges, gris et noirs, des tables hautes étaient juxtaposées le long de la façade et des haies naturelles de feuillage assuraient une séparation entre les tables afin d'offrir un sentiment d'intimité. C'était le rêve de François et j'étais ravi pour lui qu'il puisse le concrétiser après toutes ces années de travail acharné.

D'un pas décidé, je descendis du véhicule et pris la direction de la brasserie sans me préoccuper d'Ashley. Dans mon élan, je fus interrompu par une main s'agrippant à mon coude. Sa main. Avec tout le mépris qu'elle m'inspirait, je fis volte-face et rivai instantanément mes yeux aux siens. Quel choc ! Si les yeux étaient le miroir de l'âme, alors je dirais qu'en cet instant, celle d'Ashley était dans la confusion la plus totale. Cette femme avait vraiment le don d'être déconcertante. Sans réfléchir, je saisis son visage de part et d'autre et pris possession de sa bouche. Dès le moment où mon regard s'était posé sur elle, j'avais eu envie de goûter ses lèvres et de la titiller avec ma langue jusqu'à l'entendre gémir. À cette pensée, mon baiser se fit plus pressent. Jamais je n'avais désiré à ce point embrasser une femme. Son corps se pressa contre le mien et elle inspira profondément comme si cette étreinte lui redonnait un second souffle. À travers sa chemise, je pouvais sentir la douce chaleur de son corps et sa poitrine se gonfler. Je ne m'attendais pas à cette réaction de sa part. En l'embrassant, je voulais la heurter pour qu'elle me gifle ou bien qu'elle me siffle entre les dents, va te faire voir « Monsieur abruti-pervers de mes deux » car alors il m'aurait été plus simple de renoncer à elle.

Mais Ashley me rendait mon baiser avec fougue. Ses doigts se mêlèrent à mes cheveux, m'attirant davantage contre elle. Ma langue, comme une caresse, passa sur ses lèvres pour ensuite venir taquiner la sienne. Sa bouche se fit alors plus suppliante, déclenchant le long de ma colonne vertébrale une décharge électrique. Je répondis à son exhortation en mordillant sa lèvre inférieure, pour après saisir à nouveau pleinement sa bouche. Tout en continuant à entremêler nos langues, je me laissai emporter par le goût suave de ses lèvres et m'emparai de chacun de ses gémissements de plaisir.


[1], Film familial comique, sorti en 1990

Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secretsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant