19 octobre 2011
Allongée dans la salle de repos du service de chirurgie, je prenais quelques minutes pour souffler. Ces dernières semaines avaient quasiment épuisé mon quota d'énergie. Dès mon retour, j'avais tout naturellement repris ma valse à deux temps entre mes visites journalières au centre pénitencier et mon travail à l'hôpital. S'il y avait un mot pour décrire mon état d'épuisement, ce serait « paroxysme ». Mais étrangement, j'avais besoin de demeurer ainsi, dans cette bulle qui me permettait de rester focalisée sur l'essentiel : Jacob et mes patients. De cette manière, mon cerveau trop endolori ne réfléchissait pas à ce qui s'était produit à New-York. Dans son instinct de préservation, il repoussait toute réflexion ne faisant pas partie de mon triangle des Bermudes Pénitencier-Hôpital-Appartement.
Celui-ci avait pleinement repris sa place et franchement, je n'allais pas m'en plaindre. Mon séjour avec Jack restait ainsi mon interruption du temps, ma coupure de la réalité. À ma grande surprise, tout était devenu beaucoup plus clair concernant Jacob. Il subsistait encore certaines parts d'ombre, mais j'y travaillais. J'étais comme apaisée, ne luttant plus contre moi-même et acceptant ce que je ressentais.
Jacob était ma famille, mon père. En face de lui, jamais je ne l'avais encore appelé ainsi, mais je le reconnaissais en tant que tel. Maintenant, j'acceptais ses choix même s'ils l'avaient conduit à s'éloigner de moi. M'exclure de sa vie avait été une décision de raison et pendant ces vingt dernières années, tout comme moi, il en avait souffert. Chaque jour, tous les deux étions deux adultes, un père et sa fille apprenant à se connaître. En y repensant, je me disais que la vie aimait se jouer de moi. C'était en me rapprochant de cet homme que je m'étais tant évertuée à détester que j'apprenais à connaître la femme que j'étais réellement. En me parlant de Lyly ma mère, de lui et de mes huit premières années, c'était comme s'il me permettait de me révéler enfin à moi-même. J'étais un puzzle incomplet dont il avait apporté les pièces manquantes.
Mon père avait aimé Lyly. Pas toujours de la meilleure manière, il n'en disconvenait pas, mais elle était sa raison d'être. Ils partageaient leur quotidien depuis seize années quand elle mit fin à ses jours. S'étant rencontrés lors de sa première année universitaire, d'une certaine façon, ils avaient grandi ensemble et s'étaient construits l'un à travers l'autre. Il n'y avait jamais eu de faux semblant entre eux, Lyly connaissait parfaitement la branche professionnelle de Jacob. Pendant que lui progressait dans l'organisation, ma mère décrochait son diplôme d'avocate. À sa sortie de l'université, elle fut embauchée par un grand cabinet où elle exerça jusqu'à son décès. Les affaires de Jacob étant au beau fixe, elle n'avait pas besoin de travailler, mais elle était une femme indépendante et mon père ne l'aimait que davantage pour ça. Pour son vingt-cinquième anniversaire, il lui offrit sa première maison, celle où tous les trois avions vécu en famille. De cette maison, il ne me restait en mémoire que ma chambre. Elle donnait sur un jardin. Je me souvenais également que depuis ma fenêtre, je pouvais apercevoir ma cabane en bois blanc. Lyly avait fait germer le désir d'avoir des enfants dans le cœur de Jacob. Aucun d'eux n'était entouré de sa famille. À la suite de sa relation avec mon père, ses parents avaient lancé un ultimatum. C'était lui ou eux... Elle avait fait le choix de l'amour. Quant à mon père, il s'était enfui de chez lui à l'âge de seize ans. Dès lors, il avait coupé définitivement les ponts avec les siens. Je ne connaissais pas les raisons de sa fuite, mais ses mots furent extrêmement durs envers ses parents. Bref, un joyeux tableau familial. Peut-être bien qu'en ayant leur propre enfant, Jacob et Lyly souhaitaient mettre un terme à leur désillusion. Malheureusement, la vie en avait décidé autrement. Je ne venais au monde qu'après plusieurs échecs et allers-retours dans une clinique privée d'aide à la procréation. Lyly étant atteinte d'endométriose, ils m'attendirent durant cinq longues années. Ce fut lors de la première échographie qu'ils me donnèrent le surnom d'Hazel [1] car, selon Jacob, j'étais tout simplement à croquer. À l'entendre, tout était idyllique entre eux. Alors pourquoi s'était-elle suicidée ? Dans tout ce que me racontait Jacob, c'était la seule part d'ombre. Malgré mes questions, il me répétait toujours la même chose : le décès de Lyly était de sa responsabilité. Après toutes ces années ensemble, il n'arrivait plus à faire de sa vie un conte de fée et elle ne le supporta pas. Les larmes avaient baigné les joues de Jacob, parler du décès de ma mère le bouleversait encore, en dépit du temps passé.
Avec le départ de Lyly, il avait perdu une partie de son âme. Après cela, il voulut se consacrer uniquement à moi, mais ses associés en avaient décidé autrement.
À la suite de son arrestation, il s'était impliqué auprès des services sociaux pour me trouver selon lui la meilleure famille d'accueil.
À lecture de leur dossier, les EDWONDS semblaient parfaits. Madame était institutrice dans une école privée et son mari travaillait en tant que cadre dans un grand groupe agro-alimentaire. Ils avaient deux enfants, Karl et Maddy, âgés de quinze ans et de douze ans. Sur le papier, un frère et une sœur capables de veiller sur moi. Mais ce que le dossier des services sociaux ne mentionnait pas était que mari et femme étaient des joueurs compulsifs, accros aux casinos. L'argent que leur envoyait l'aide sociale n'était pas utilisé pour mon bien-être ou mon éducation, c'était juste une rentrée d'argent supplémentaire qui leur permettait d'assouvir leur inclination pour les jeux d'argents. Quant à moi, je n'avais droit qu'au strict minimum. Afin d'économiser sur le budget vestimentaire, madame EDWONDS m'habillait avec les habits de Karl et Maddy qui, en plus d'être trop grands pour moi, entraînaient les railleries des autres enfants de l'école. Mais bon, cela encore j'avais su m'en accommoder, j'avais déjà appris depuis longtemps à ne pas me soucier des autres et de leur opinion. Non, les choses les plus dures avaient été la faim, l'indifférence et la tentative de viol de Karl. Dans son immense bonté, ma famille d'accueil ne me nourrissait qu'une fois par jour. Durant la période scolaire, j'avais droit à mon déjeuner. En même temps, cela aurait fini par attirer l'attention si à l'école, je ne mangeais jamais le midi. Quant aux week-ends, c'était sandwich au beurre de cacahuètes et confiture. Concernant Karl, disons qu'il était rentré à la maison totalement éméché après son entraînement de hockey et qu'il s'était jeté sur moi. Pour ma chance, il était tellement saoul que ses gestes n'étaient pas coordonnés et après lui avoir asséné, aussi fort que je l'avais pu, un coup au tibia avec sa crosse, je m'étais enfuie de la maison. L'une de mes meilleures décisions. Mon état d'esprit envers Jacob changea le jour où je lui rappelai le comportement de Karl et son absence de réaction lorsque je lui rendis visite en prison pour lui en faire part.
— Concernant ce petit con, si tu veux tout savoir, Hazel, lorsque tu m'as appris ce qu'il avait essayé de te faire, j'ai envoyé un vieil ami lui rendre visite pour lui couper l'envie de recommencer avec toi ou avec une autre, m'avait-il confié lors de l'une de nos conversations.
— Sérieusement?! avais-je répondu, étonnée par cette révélation.
— Tu croyais quoi ? Quand tu es venue me rendre visite avec Sœur Catherine pour me demander de lui accorder ta garde exclusive et que tu m'as expliqué les motifs de ta fugue, même dernière ces barreaux je ne pouvais le laisser impuni.
Seule dans la salle de repos, toujours allongée sur le matelas une place du lit superposé, je poussai un profond soupir. Et dire que pendant toutes ces années, je pensais que Jacob se moquait du geste de Karl. Les trois coups frappés à la porte me sortirent de mes réflexions. Une infirmière glissa sa tête dans l'embrasure.
— Docteur WOODS, vous avez demandé que l'on vous prévienne lorsque les analyses du patient de la chambre quatre-cent-vingt-cinq seraient disponibles.
Je m'étirai à faire rompre mes articulations et promis à mon corps de lui accorder deux jours de sommeil d'affilée.
[1] Hazel - Noisette.
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Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secrets
Roman d'amourIl y a des rencontres qui bouleversent une vie. Qui vous font entrevoir un avenir terrifiant mettant à nu toutes vos fêlures. Et à 27 ans, mes blessures d'hier me tourmentaient toujours mais j'avais appris à les enfouir très profondément derrière le...