Chapitre 12 - Jack

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15 juillet 2011


Vitre baissée, je roulais tranquillement au volant de mon Range Rover Hybride. Le paysage défilant sous mes yeux était à couper le souffle. Les amas de poudreuse blanche recouvrant le sol avaient laissé place à du gazon aux brins d'herbe épais, où se mêlaient de jolies fleurs sauvages aux couleurs blanche, rouge et jaune. Quant aux arbres, ils avaient retrouvé leur feuillage dense dont les dégradés de verts enchanteurs me faisaient voyager dans une toile de Claude MONET. Voulant transmettre son amour pour l'art, ma mère Sofia s'était attelée à donner le goût de la peinture à chacun de ses enfants. À dire vrai, aucun de nous trois n'avait embrassé la carrière de peintre, mais elle nous avait appris à apprécier une toile selon les émotions qu'elle nous inspirait. Que ce soit de la joie, de la colère, de la tristesse, du dégoût ou de la peur...qu'importait le sentiment, tant que celui-ci nous transperçait pour nous prendre aux tripes.

Un large sourire s'étira sur mon visage. Depuis les commandes du volant, j'augmentai le son de la radio. Aussitôt, la voix grave du chanteur Drake emplit l'habitacle de la voiture comme pour me souhaiter la bienvenue chez moi. D'ici moins de deux heures, je franchirai la frontière pour entrer sur le sol canadien. Né à Montréal d'une mère américaine et d'un père originaire du Canada, tout comme mes aînés, j'avais la double nationalité. À l'âge de dix ans, adieu mon quartier, mes amis, mon école. Pour des raisons professionnelles incombant à mon père, toute la famille avait déménagé à Toronto et cinq ans après rebelote, mais cette fois-ci direction la grande pomme. Ma mère, native de New-York, ressentait le besoin impérieux de se réinstaller dans sa ville natale. Jérémy mon père, ne pouvant rien lui refuser, nous emménageâmes dans une vaste demeure située à Manhattan où ma mère vivait toujours. Artiste mondialement connue, la vente de ses tableaux lui rapportait plusieurs millions par an, ce qui lui permettait d'offrir à sa famille un train de vie en dehors des tracasseries financières. Cependant, entre les écoles privées, les vacances de luxe et les réceptions mondaines, mes parents avaient mis un point d'honneur à éduquer leurs trois enfants dans la réalité de ce monde avec ce qu'elle offrait de plus beau mais aussi de plus triste. D'où l'engagement très actif de ma famille auprès d'associations caritatives. Et c'est avec cette volonté de m'inculquer leurs valeurs qu'ils m'offrirent pour mon dix-huitième anniversaire un stage dans une association venant en soutien aux enfants de Pondichéry, une ville située dans le Sud-est de l'Inde, en construisant des écoles. L'une des expériences les plus édifiantes de ma vie. Après trois mois, je rentrais au pays pour ensuite rejoindre mon frère Éric à l'université de Montréal où je gardais des souvenirs mémorables. À y réfléchir, ces trois villes m'étaient tout aussi chères les unes que les autres. Elles étaient chacune une part de moi. Et là, au volant de ma voiture, je ressentais l'excitation montrer à l'approche de Toronto. Comme souvent lorsque le temps le permettait et en dépit des neuf heures de conduite, je préférais m'y rendre en empruntant la route plutôt que l'avion. Je mettais à profit ces longues heures pour faire une pause et prendre le temps de restructurer mes pensées. Et en ce moment, j'en avais grandement besoin. Comme un sportif de haut niveau, je courais un marathon depuis plusieurs mois en vue de l'ouverture de mon nouveau restaurant dans le palace New-Yorkais The Pearl. La propriétaire de l'établissement, ex-trader de quarante-huit ans, m'avait convaincu après plusieurs mois de négociations, d'ouvrir mon deuxième restaurant dans son palace. Mon établissement Le First me suffisant amplement, de prime abord je n'avais pas accueilli sa proposition avec un grand enthousiasme. Mais c'était sans compter la détermination de Sarah Pearce qui n'était pas femme à accepter un refus. Interprétant mes divers rejets comme ma façon de négocier, elle était revenue à la charge avec une nouvelle offre. Comme elle aimait à le dire, elle voulait le meilleur pour son établissement et, même si je me comportais comme une diva capricieuse, pour reprendre sa propre expression, un jour elle obtiendrait gain de cause. Le temps lui avait donné raison mais simplement parce qu'il m'avait permis de panser ma blessure. Ma réticence n'avait rien à voir avec un caprice. La toute première fois que Sarah m'exposait son projet, la perte subite de mon père m'étouffait encore. Cuisiner n'arrivait pas à atténuer cette sensation, ce vide laissé après son décès. Je n'éprouvais plus aucun plaisir à être en cuisine. Alors ouvrir un deuxième restaurant dans cet état d'esprit était inenvisageable. Avant la disparition de mon père, je pensais que mon talent me venait du côté artistique de ma mère, cependant il n'en était rien. Elle possédait un grand nombre de qualités, mais la cuisine n'en faisait pas partie, son unique contribution se limitait à nous préparer son plat fétiche tous les mardis, des linguines aux cèpes et au parmesan. Le cuisinier de la famille c'était mon père. Entouré de ses enfants sous le regard attendri de ma mère, ensemble nous ne faisions pas de grands plats, cependant ces moments de partage nous étaient très précieux.

Devenir cuisinier ne fut pas tout de suite une évidence, ce qui expliquait pourquoi je suivis les traces de mon père ainsi que celles de mon frère en devenant ingénieur. Mais mon diplôme en poche, je pris conscience qu'il me manquait quelque chose alors, pour le trouver, j'avais voyagé à travers le monde. Afin de me faire de l'argent de poche, je travaillais en tant que commis de cuisine dans les villes où je m'installais. C'est là que l'évidence me frappa. J'avais découvert ma vocation. Durant les deux années qui suivirent, j'avais parfait mes gestes, mes goûts, mon style culinaire, j'avais découvert des saveurs exotiques et redécouvert d'autres que je croyais connaître. Bref, je m'étais construit en tant que cuisinier. De retour de mes voyages, je m'installais à Toronto. Je ne voulais pas rejoindre mes parents à New-York, de crainte qu'ils ne comprennent pas ma passion. Mais c'était mal connaître ma famille. Mon père le premier m'apporta son soutien durant les quatre années où je travaillais auprès du Chef Roger SENDERS. Je désirais me parfaire auprès du meilleur. À vingt-huit ans, lorsque je réunis mes parents pour leur confier que je souhaitais ouvrir mon propre restaurant, qu'elle ne fut pas la réaction de mon père ! Il me donna juste une accolade sur l'épaule et me dit « enfin, il était temps, mon fils ». Tout juste un an après, le First voyait le jour. Il m'avait accompagné dans chaque étape de ce projet, allant jusqu'à goûter tous les plats de ma carte. Penser à ce souvenir me rappelait à quel point son absence m'était difficile.

Comment aurais-je pu avouer à une parfaite inconnue qu'à trente-deux ans, sans la présence de mon père, je me sentais incapable d'avancer et de retrouver goût à la cuisine. Et voilà qu'un jour, je recevais au restaurant un courrier en provenance du centre Saint-Jean, avec à l'intérieur une lettre de condoléances de Sœur Catherine. Je ne l'avais pas revue depuis l'âge de quinze ans quand, avec ma famille, nous avions quitté Toronto pour nous installer à New-York. La lettre était jointe de photos de mon père et moi quand nous venions bénévolement au centre Saint-Jean. Me replonger à cette époque de ma vie me rappela les moments d'enfance à rigoler à la suite d'un plat raté et à toutes ces soirées passées en famille à déguster nos créations culinaires.

Ce jour-là, je pris conscience que renoncer à la cuisine signifiait renier l'héritage de mon père. Et cela m'était inconcevable. Alors l'envie de sublimer de nouvelles saveurs me prit au ventre, comme une drogue dont j'avais oublié l'effet euphorisant depuis bien trop longtemps. Et maintenant, dans moins de huit semaines, j'ouvrirais mon nouvel établissement. C'est mon cadeau pour toi, papa, dis-je à haute voix.

Du pied, j'appuyai sur l'accélérateur pour chasser le pincement dans ma poitrine et me focalisai sur la soirée qui m'attendait en compagnie de mes deux amis d'enfance. Toronto n'avait qu'à bien se tenir. Et là, roulant à bonne allure, le visage d'Ashley vint s'interposer dans mes pensées, entraînant une tension dans tout mon corps que je comptais fortement évacuer ce soir.

Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secretsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant