Chapitre 3 - Jack

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Après discussion avec les bénévoles présents en cuisine, j'appris l'identité de la jeune femme que je venais malencontreusement de percuter dans la cour. Il s'agissait de la fille adoptive de Sœur Catherine, Ashley WOODS. Plus jeune, lorsque ma famille et moi fréquentions le centre Saint-Jean, nos chemins ne s'étaient jamais croisés, en tout cas je n'en avais pas le souvenir. L'un de mes informateurs, répondant au prénom de Hurl, m'indiqua également qu'elle était médecin à l'hôpital de Toronto.

— Alors c'est toi, Monsieur l'abruti-pervers de mes deux qui a contrarié notre Ashley? m'interrogea Hurl sur le ton de la confidence.

À mon regard dubitatif, Hurl m'expliqua qu'en entrant dans la cuisine comme une furie, Ashley était tombée nez-à-nez sur Sœur Catherine. Elle avait justifié l'état lamentable de son pull suite sa rencontre malencontreuse avec le pire des abrutis et qu'il ne lui avait jamais été donné de rencontrer. Et qu'en plus, pour couronner le tout, il avait eu le culot de rejeter la faute sur elle. En écoutant Hurl me raconter la scène, je ne pus m'empêcher de sourire en imaginant Ashley. Décidément, cette jeune femme ne manquait pas de toupet pour résumer ainsi notre rencontre.

Une chose était sûre, elle ne m'avait pas laissé indifférent. Elle incarnait des pieds à la tête la définition même de la beauté. Métisse à la peau brune, ses longs cheveux châtains avec leur nuance de reflet doré retombaient en boucles épaisses sur son dos. Son visage parfaitement proportionné était rehaussé par de jolies pommettes et de grands yeux verts magnétiques. Bref, elle était juste à couper le souffle et mon intuition me disait qu'elle ne savait même pas l'effet qu'elle produisait auprès du sexe opposé.

Je devais admettre qu'elle n'avait pas été tendre avec moi. Elle m'avait tout de même affublé du sobriquet de « Monsieur abruti-pervers de mes deux » et, si son regard avait pu me foudroyer sur place, j'étais convaincu qu'elle m'aurait achevé sans une once de regret. Mais sa façon de mordiller sa lèvre lorsque ses yeux se sont posés sur mon corps et ses joues empourprées eurent raison de moi.

— Si tu veux tout savoir, elle est célibataire, me confia Hurl.

Sa remarque me laissa pantois, je ne m'attendais pas à cette information. Il sembla prendre mon étonnement pour une invitation à poursuivre.

— Ashley et moi, nous nous sommes rencontrés il y a douze ans, lorsqu'à l'âge de seize, j'ai franchi les portes du centre Saint-Jean à cause de la faim qui me tiraillait l'estomac depuis plusieurs jours. Vois-tu, mon père n'avait pas trop apprécié d'apprendre par la voisine que son fils unique était homosexuel. À la suite de cette révélation, il m'a chassé de la maison sans même un regard.

En dépit des années écoulées, la tristesse qui se lisait sur les traits de Hurl montrait que la souffrance à l'évocation de ses souvenirs était encore présente. En même temps, je ne pensais pas que l'on puisse devenir un jour insensible aux blessures infligées par une personne que l'on aimait ou que l'on avait aimée. Moi qui venais d'une famille où mes parents m'avaient appris à cultiver et à être fier de mes différences, je n'en serais pas là si je n'avais pu compter sur leur soutien et leur amour inconditionnel.

— Sœur Catherine m'est venue en aide dans les heures les plus sombres de ma vie. Elle a fait le nécessaire afin que je sois recueilli par une association venant en aide aux jeunes homosexuels rejetés par leurs familles. Là-bas, j'ai appris à m'aimer et à accepter mon orientation sexuelle. Six ans après, mon diplôme d'informaticien en poche, j'ai été embauché dans une des plus grandes banques du Canada pour la protection des données.

— Sans indiscrétion, depuis quand as-tu repris contact avec tes parents? demandai-je.

— Il y a quatre ans de cela, j'ai pris mon courage à deux mains et je suis retourné chez moi. Je souhaitais laisser une chance à mes parents de prendre conscience de l'homme que j'étais devenu et que, même s'ils n'approuvaient pas mes choix, ils pouvaient tout de même être fiers de moi, me raconta-t-il le regard lointain.

Tout en s'exprimant, il semblait avoir totalement oblitéré ma présence.

— Ce jour-là, j'ai appris trois choses : que ma mère était décédée de chagrin peu de temps après mon départ, que j'étais mort aux yeux de mon père et qu'Ashley était mon amie. Elle était à mes côtés quand j'ai flanché face à mon père. Elle a planté ses yeux dans les miens, me serrant la main à m'en briser les os, puis de façon audible afin que mon père puisse l'entendre, elle m'a dit ces mots qui résonnent encore en moi « ta famille ce n'est pas le sang qui te rejette et qui est incapable de voir l'être formidable que tu es. Non! Ta vraie famille c'est celle que tu t'es construite, celle que tu as choisie, celle qui t'accompagne dans les bons et les mauvais jours et qui voit en toi tout ce que tu as à offrir. Donc lui là, toi et moi on l'emmerde ».

Tout en prononçant ces mots, un sourire doux-amer se dessina sur le visage de Hurl et je compris que, même si reparler de tout ça le rendait triste, il avait fait son deuil.

— C'est la dernière fois que j'ai vu mon père et, depuis, je poursuis ma vie avec Dave, mon grand amour, un avocat fiscaliste rencontré lors d'un vernissage.

— Il m'a l'air d'être chanceux, ce Dave.

— Je ne te le fais pas dire, ajouta-t-il sur le ton de la taquinerie. Mais tu sais, si je t'ai raconté ce pan de ma vie, c'est pour que tu comprennes où tu mets les pieds si tu t'entiches d'Ashley.

Sa remarque me laissa sans voix. À aucun moment dans notre conversation, je n'avais précisé qu'Ashley me plaisait ou bien que je voulais m'enticher d'elle. Mais une nouvelle fois, Hurl ne se préoccupa pas de mon air dubitatif et poursuivit.

— Ses parents sont décédés quand elle était très jeune et elle n'en parle jamais. Sa famille se compose de Sœur Catherine, sa meilleure amie Claire et moi, même si, la connaissant, elle te dira le contraire. Vois-tu, dans mon malheur j'ai appris à décupler mes sentiments, mais Ashley c'est tout le contraire. Les relations humaines ce n'est pas son fort et en dehors de nous trois, je ne lui connais aucune relation amicale ou amoureuse. Attention, je ne te dis que c'est Jeanne d'Arc mais...bref...ce que j'essaye de te dire, c'est bonne chance.

À ce moment de la discussion, tout juste sortie de la troisième dimension, Hurl fut appelé en renforts en salle pour le service des plateaux repas. Décidément, cette journée était pleine de rencontres surprenantes et intérieurement, j'espérais sincèrement recroiser les beaux yeux verts d'Ashley.

Le service du midi était terminé. Avec toute l'équipe de bénévoles, nous avions préparé plus de trois cents plateaux repas. Un vrai défi que nous avions relevé haut la main au vu des remerciements des personnes accueillies. L'un des bénévoles m'indiqua le chemin pour me rendre dans le bureau de Sœur Catherine, je voulais, avant de retourner sur New-York, la remercier une nouvelle fois pour son aide.

Je n'avais pas revu Ashley. Peut-être était-elle rentrée chez elle pour se changer? À l'idée qu'elle soit partie, un sentiment de frustration m'envahit. Toute la journée mon esprit fut occupé par ses grands yeux verts et je ne pouvais pas me résigner à ne plus la revoir. En gravissant les marches d'escalier conduisant au premier étage, je me remémorai notre rencontre ainsi que ce que Hurl m'avait confié plus tôt. Arrivé sur le pallier, quelle ne fut pas ma surprise. Elle se tenait juste en face de moi dans le couloir ; elle avait troqué son pull tâché pour un débardeur noir et une chemise en laine aux motifs écossais rouges, deux fois trop grande pour elle. Plongée dans la lecture d'un livre, elle avançait en ma direction sans lever les yeux. Pour lui signifier ma présence, je raclai ma gorge. À ses yeux qui me foudroyèrent, elle n'était pas ravie de me revoir. Visiblement, elle n'avait pas encore digéré notre petit intermède.

— Je constate que tu as pu te changer, plaisantai-je poussé par un besoin de la taquiner. Ça te donne un style bucheronne qui te va bien. Je me prénomme...

Ma main tendue ainsi que ma phrase restèrent en suspens. Sans même m'adresser un mot, elle me tourna le dos, mettant fin à notre conversation. Au vu de l'attitude d'Ashley, je commençais à mieux comprendre la formule de bonne chance d'Hurl.

Notre valse en trois temps - tome 1 - Les secretsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant