Chapitre 19

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Cleveland, Ohio ; 14 décembre.

Ça fait vingt minutes qu'on marche, il fait -5 degrés et je commence à ne plus sentir mes orteils.
- Pourquoi est-ce que j'ai le sentiment que c'est une mauvaise idée cette promenade ?
Je jette un œil à Emily qui lève les yeux au ciel.
- Peut-être parce que t'as pas arrêté de te méfier d'absolument tout ce qu'on a fait depuis qu'on a posé le pied sur le sol Américain.
Elle me lance un regard lourd de lassitude, et je ne peux qu'admettre qu'elle a raison. On a atterri à Cleveland ce matin, et à peine descendue de l'avion, j'ai eu peur qu'elle ne m'ait tendu un piège. Heureusement pour elle, personne ne nous attendait à l'aéroport. En vérité, ça fait deux jours qu'on est aux États-Unis. On a atterri à New York au départ, on a passé deux journées de dingue, et puis sans aucune explication, Emily m'a fait monter dans un avion, et en à peine deux heures on était à Cleveland. C'était tellement inattendu que je sais qu'elle me cache un truc.
- Je me demande juste pourquoi ça fait vingt minutes qu'on se promène dans un quartier pavillonnaire. À part des maisons, il n'y a rien ici.
Elle me jette un rapide coup d'œil et repose les yeux droit devant elle, comme-ci de rien n'était. OK, je devrais m'inquiéter là.
- Emily.
Elle m'ignore totalement et tourne au coin de la cinquième rue qu'on vient de traverser.
- Emily !
Je m'arrête entre deux maisons, et elle en fait autant après deux ou trois pas d'avance.
- Quoi ?
- Qu'est-ce ce qu'on fait ici ?
Elle désigne la rue d'un geste des bras.
- On se promène.
- Arrête, s'il te plaît.
Ses bras retombent le long de son corps, et son regard est culpabilisant.
- Arrêter quoi ? Je ne suis pas en train de te piéger, OK ? On fait un road trip entre copines, alors c'est à toi d'arrêter, Elena. Je ne suis pas ton ennemie. Et on n'a pas fait tout ce chemin pour s'engueuler.
- Alors qu'est-ce qu'on fou là ?
Son regard s'adoucit presque aussitôt.
- Pourquoi t'as peur comme ça ?
- Tu sais pourquoi.
Elle jette un oeil autour de nous, et lorsque ses yeux se posent à nouveau sur moi, elle n'a pas le temps de dire quoi que ce soit qu'un cri nous parvient de l'autre côté de la rue.
- Cut !
Je n'ai pas compris ce qui vient d'être hurlé, je ne sais pas si c'est un mot ou juste un cri, mais mon regard se pose automatiquement de l'autre côté de la rue, à deux cent mètres à peine. La route est barrée, des gens sont au milieu de la voie, et j'aperçois enfin les caméras.
- Je suis désolé. Mais tu dois arrêter de faire comme-ci tu ne voulais plus le revoir.
Je ne pose même pas les yeux sur elle. Je n'ai pas besoin de la regarder pour comprendre de quoi elle parle. Mes yeux tombent sur une silhouette à genoux, tête baissée vers le sol. De là où je suis je ne distingue que son crâne rasé et son écharpe rouge. Je n'ai pas besoin d'en voir plus pour savoir que c'est lui. Je sais que c'est lui sans voir son visage. C'est comme un super-pouvoir. Je serais capable de le reconnaître au milieu d'une foule en ayant perdu la vue. C'est psychique. Je sais que c'est lui.

Cinq mois plus tôt :
Ça fait trois jours seulement que Tom est partit. Et ça fait trois jours que William me surveille régulièrement sur mon temps de travail. Lorsque je suis rentré de l'aéroport, il m'a chopé à me ramener en douce. J'étais trempée, le peu de maquillage qu'il me restait avait disparu en laissant des traces noires sous mes yeux. Il ne m'a posé qu'une seule question.
"Est-ce que ça va ?"
Je pensais qu'il me demanderait des explications, mais pas une seule fois il ne l'a fait. Lorsque je lui ai répondu que non, ça n'allait pas, tout ce qu'il m'a dit c'est "rentre chez toi". Je n'ai rien dit, et je suis partit. Le lendemain il ne m'a pas interrogé d'avantage, et pourtant je n'étais pas en état de travailler. Je ne suis pas sûr de l'être plus maintenant. C'est peut-être pour ça qu'il passe me voir deux à trois fois dans la journée, comme pour s'assurer que je ne suis pas partit. J'ai l'impression d'être fliqué et je déteste ça.
Aujourd'hui, ça fait déjà deux fois qu'il est passé dans le hall pour nous demander comment on allait, si tout se passait bien, enfin le baratin habituel quoi. Il me reste un peu plus d'une heure avant de pouvoir me blottir sous ma couverture devant Stranger Things avec un tas de gâteaux à dévorer pour combler mon manque affectif.
Les entrées affluent et Miguel en profite pour draguer toutes les filles qui passent. Le gros lourd à l'état pur. Je le laisse s'occuper des clients pour recharger le bac à pop-corn, lorsque quelqu'un se stoppe devant moi.
- Très jolis pop-corn.
Je me redresse en reconnaissant cette voix dès le premier mot. Mon regard tombe sur un petit brun que je ne suis pas spécialement heureuse de voir. Il m'adresse un sourire enjôleur, comme-ci j'en avais quelque chose à foutre de sa tronche de mannequin.
- Salut, chérie.
Ses cheveux sont plaqués sur son crâne, comme à son habitude, et je suis bluffé par le vert de ses yeux. J'avais presque oublié qu'ils ont plus d'intensité que les miens.
- Qu'est-ce que tu fou là, Benjamin ?
Il sourit à nouveau en faisant mine de regarder autour de nous.
- Qu'est-ce que je peux bien faire dans un cinéma à ton avis ?
Lorsqu'il repose les yeux sur moi, son sourire se coince au coin de sa bouche. Je déteste ce sourire narquois, encore plus parce que ça le rend extrêmement sexy.
- On n'est pas le seul cinéma de la ville aux dernières nouvelles.
- Non, c'est vrai. Mais dans les autres, les filles sont beaucoup moins jolies.
Sérieusement ? Ça ne marcherait pas avec un inconnu, alors avec lui aucune chance.
- C'est con pour toi.
Je le délaisse pour interpeller un couple, lorsqu'il me coupe la parole.
- Désolé, bébé, mais t'as pas pris ma commande !
Je le foudroie du regard et Miguel prend en charge les clients en me laissant seule face à Benjamin. Je suis sûr qu'il l'a fait exprès.
- Qu'est-ce que tu veux ?
Il jette un oeil aux pop-corn, puis aux boissons, avant de reposer ses yeux de serpent sur moi.
- Non, il n'y a rien qui me tente. Sauf toi.
OK, je le frappe tout de suite ou j'attends un peu ? Je jette un oeil à Miguel, puis à Jeff de la sécurité, hésitant à lui demander de l'aide.
- Parce que tu crois sincèrement que je vais te sauter dans les bras après que t'ai demandé à ton larbin de me droguer pour que je ne couche pas avec Tom ?
Sa mâchoire se serre, et je suis fière de l'agacement qui transparait dans son regard.
- D'ailleurs je suis désolé de te dire que t'as échoué.
Je m'accoude au comptoir avec assurance en plongeant un peu plus mon regard dans le sien.
- Tom par contre n'a pas échoué du tout, si tu vois ce que je veux dire.
Il dérive les yeux en coinçant sa lèvre inférieure entre ses dents. Je sais qu'il fait ça pour se contenir. Je sais aussi de quoi il est capable, et je sais parfaitement qu'il ne faut pas que j'ailles trop loin. Lorsqu'il repose les yeux sur moi, il ne met qu'une seconde pour attraper l'une de mes mains et me tirer vers lui en me forçant à heurter le comptoir.
- Parce que tu crois que ça va m'empêcher de te récupérer ? Je suis au courant pour vous deux. Je sais que tu t'es fait larguer comme une merde. Alors ne joue pas à la princesse avec moi, bébé. On sait tous les deux que je suis ta meilleure option.
J'avais oublié à quel point il est effrayant.
- Il y a un problème Monsieur ?
Benjamin relâche brusquement ma main et on pose tous les deux les yeux sur William, posté à côté de lui. Ce dernier me jette un œil, presque inquiet.
- Tout va bien, Elena ?
J'échange un regard avec Benjamin qui repose les yeux sur William avec son arrogance à deux balles.
- Tout va très bien.
Willy le gratifie de ses yeux noirs avec un sang-froid admirable.
- Vraiment ? Dans ce cas je vous invite à vous tourner vers un autre vendeur.
Il lève les yeux sur moi et j'ai le sentiment que je vais avoir des problèmes.
- Allez prendre votre pause, vous en avez besoin.
C'est marrant cette façon qu'il a de me vouvoyez devant les clients. Je jette un dernier coup d'œil à Benjamin avant de quitter mon poste sous les ordres de William. Mais à peine entrée en salle de pause, la porte s'ouvre juste derrière moi et mon regard se pose sur Willy.
- Tout va comme tu veux ?
Qu'est-ce que je vous avais dit ? Plus de vouvoiement en privé.
- Tout va bien, oui.
Je lui tourne le dos pour commander un jus de fruit tout droit sorti d'une machine, lorsqu'il me rejoint en quelques pas.
- Je ne voudrais pas paraître indiscret, mais tu n'a pas l'air d'aller bien depuis quelques jours.
- En effet.
J'attrape mon Minute Maid à un euro quinze en posant à nouveau les yeux sur lui.
- Mais ça ne m'empêche pas de travailler.
Je vais m'installer à une table pour boire mon jus de fruit, lorsqu'il s'assoit face à moi, le regard plongé dans le mien.
- Moi je suis certain du contraire.
Je dérive le regard avec fatigue. Une fatigue émotionnelle qui a pris le dessus sur tout le reste.
- Tom est partit, et je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le revoir. Maintenant je me retrouve toute seule comme une conne, avec mon ex dans les pattes et le type auquel je pense sans arrêt dans un autre pays.
Je repose les yeux sur lui, fatigué de devoir mentir à tout le monde.
- Alors effectivement, je ne vais pas très bien, mais je vais m'en remettre. Je n'ai pas le choix de toute façon.
Je jette un œil à mon téléphone en voulant clore le sujet.
- Tu ne le pensais pas une seule seconde, pas vrai ?
Je relève la tête, sachant pertinemment de quoi il parle.
- Non.
- Mais maintenant il croit le contraire, et tu t'en veux.
Je baisse les yeux, presque honteuse.
- Tu sais... il ne faut pas garder ce qu'on a sur le cœur trop longtemps. Ça fini toujours très mal.
Je lui jette un dernier coup d'œil, avant qu'il ne quitte la table en m'adressant un doux sourire.
- Si tu as besoin de quelques jours pour te reposer, n'hésite pas. Je serais ravi de t'aider.
Il tourne les talons et me laisse seule avec mes perpétuelles pensées négatives.
Lorsque je quitte ma pause, Benjamin est encore là. Il discute avec Miguel. Je fais mine qu'il n'est pas là et rejoint mes précieux pop-corn dans l'attente qu'un client se présente. Je le vois du coin de l'œil s'approcher, et ça m'agace déjà. Il s'arrête devant moi et s'accoude au comptoir. Je fais mine de m'occuper, mais son regard me stresse.
- Je suis désolé pour la soirée. J'étais défoncé et quand j'ai appris que tu étais avec lui, j'ai pété les plombs.
Je soutiens son regard en prenant sur moi pour ne pas lui cracher à la gueule.
- Parce que tu crois que j'en ai quelque chose à foutre que tu sois désolé ? Ça ne te donnait pas le droit d'envoyer ton larbin mettre de l'extasie dans mon verre.
Il baisse les yeux vers le comptoir, blessé au plus profond de sa chaire.
- Est-ce que tu l'aime ?
Un énorme coup frappe ma poitrine de l'intérieur, comme-ci mon coeur voulait se manifester. Je n'ai jamais pensé à ça. Je ne m'étais pas posé la question. Et je n'ai pas envie d'y penser maintenant qu'il est parti.
- J'ai l'air d'être amoureuse selon toi ?
Ses yeux émeraudes me frappent à nouveau.
- T'as l'air malheureuse. Comme-ci t'avais le cœur brisé.
Je sens mon estomac se nouer. Je déteste ça.
- Si j'ai le cœur brisé c'est à cause de toi.
Il serre les dents et je n'attends pas qu'il m'insulte à nouveau pour le laisser en plan.
- Je vais dans la réserve. Démerde toi pour qu'il parte.
Miguel me lance un regard surpris, tandis que je m'éclipse en coup de vent. Putain il joue à quoi avec ses questions de merde ? Sérieusement est-ce que j'ai l'air d'être amoureuse de Tom ? OK, j'ai un peu mal depuis qu'il est partit. Beaucoup même. Mais ce n'est pas pour ça que je l'aime. Comment je pourrais ? J'en serais malade de l'avoir laissé partir si c'était le cas. Est-ce que je suis malade ? Mentalement il n'y a aucun doute, mais c'est de naissance. À part ça je vais très bien. Parfaitement bien.  

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