Acte I, scène 1

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Le rideau chut comme la vague engloutit la plage. Un silence, puis une rafale d'applaudissements. Il ne fallut pas un, ni deux, mais bien trois rappels pour tarir les éloges claquants d'un public conquis. Le projecteur se ralluma sur cette marée humaine. La salle était comble ; la foule, en liesse.

Placé au centre du cordeau, Hélios n'enserra que plus vigoureusement les mains de ses collègues et amis — pour la plupart. Ils avaient fini par lui accorder leur confiance malgré ses origines, et ça, c'était sans doute le plus beau cadeau qu'ils puissent lui faire. Interpréter leurs rôles selon sa mise en scène était le deuxième.

La troupe s'inclina pour le salut final et repartit vers les coulisses, afin d'évacuer la pression et crever la bulle de leur enthousiasme. Sur son chemin, Hélios franchit une haie d'accolades chaleureuses et de félicitations sincères. Il s'y attarda le strict nécessaire requis par la décence, puis se réfugia dans les loges. Le metteur en scène avait ses habitudes au sein du théâtre des Alpines. Il se faufila entre les rangées d'acteurs affairés et profita de la cacophonie ambiante pour regagner ses quartiers. La porte le coupa du bruit et du monde.

Seul, enfin seul.

Les deux mains apposées sur la coiffeuse, il releva les yeux sur le miroir encadré de soleils artificiels. Son reflet lui renvoyait une image grimée, contrefaite. Une imposture. Et pourtant d'une beauté gracieuse, endimanché dans son costume seyant. La cire lustrait impeccablement sa tignasse charbonneuse, par contraste avec un teint trop pâle. Deux iris anthracite brillaient d'une mélancolie étouffée sous la poudre, tandis que les jeux d'ombre forgeaient un nez franc et un menton prononcé.

Il soupira et essuya le fard pour retrouver visage humain. Il aurait aimé pouvoir enlever, aussi, le masque d'Hélios qui l'accablait depuis trop d'années. Rien qu'un moment. Le temps d'une respiration, redevenir ce garçon qui avait grandi dans le Lisier. Mais pas ici. Nulle part parmi les Nerfs, en fait.

Hélios capta des bribes d'exclamations sur le pas de sa porte. Il se recomposa en vitesse une affabilité de façade, prêt à accueillir l'unique individu capable de pénétrer sa loge sans s'annoncer.

— Incroyable ! Quelle performance ! J'aime voir le public ainsi conquis. Je savais que je misais sur le bon cheval.

Hélios retint une grimace à cette dernière allusion avilissante. Il n'aurait su dire si cet homme richement apprêté le faisait exprès ou si ses manies bourgeoises ne pouvaient s'en empêcher. Mais Hélios ne pouvait pas se permettre de le reprendre. Le directeur des Alpines l'avait accueilli comme acteur, puis promu metteur en scène. Il avait propulsé sa carrière jusqu'à devenir son mécène. Alors Hélios se contenta d'un sourire satisfait et attrapa la poignée de main avec une vigueur appréciée des Nerfs.

— Merci monsieur Malherbes. Grâce à votre soutien...

— Pas de ça avec moi, mon garçon, le coupa-t-il d'une claque dans le dos. Je t'ai déjà dit de m'appeler Lupin.

Et pourtant, il le regardait drôlement lorsqu'il le faisait. À croire qu'il ressentait le besoin de renouveler sa permission à chaque entrevue.

— Bien sûr, désolé, se contenta-t-il de répondre.

— Enfin, il y a plus important : quelqu'un de haut placé a vu le spectacle et il souhaite te rencontrer pour te féliciter en personne. N'est-ce pas formidable ?

Lupin trépignait sur place ; ce qui donnait une allure de culbuto à sa carrure plus large que haute. C'était surtout inhabituel. En tant que natif des Nerfs, son directeur jouissait d'un statut social particulièrement élevé, et le bonhomme ne manquait jamais de le faire savoir dans son allure irréprochable. De ses souliers de marque jusqu'à sa chevelure blonde comblée aux endroits dégarnis, Lupin Malherbes était de ces individus qui aimaient pactiser avec le bas peuple ; pour le simple plaisir de jouir de sa suprématie.

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