Entelechia

Acte V, scène 1

Finie la liesse. À des lieues de la camaraderie régnante sur la Mauvaise Graine, l'aéronef de Lupin, l'ambiance était au sinistre sur le dirigeable de la commanderie. Le Quetzal érigeait ses murs d'acier aux arêtes tranchantes de prison inhospitalière. Où que ses yeux se posent, les ombres lourdes qui tapissaient l'habitacle faisaient suffoquer Kosan. Une colonne de lumière, extravagante, voire superficielle après les intenses émotions de la bataille, éclairait en faisceau solitaire le centre du hall. Dans ce silence pesant et solennel, l'Aile entendait presque les battements angoissés de son cœur.

Leurs hôtes se tenaient droits, mains le long du corps dans une raideur qui n'augurait rien de bon, mais surtout masqués. Kosan ne reconnut les officiers des Traverseurs que grâce à sa fréquentation assidue de ce cercle restreint des mois durant. Seul Cassendi daignait se montrer à visage découvert ; une charmante attention à l'égard d'Hélios.

Ce décorum absurde n'aurait d'ailleurs pas manqué de lui inspirer quelques mises en scène de tragédies modernes. Tout était trop calculé pour faire vrai. Une impression qui se confirma lorsque le général desserra ses lèvres austères : ce n'était pas à eux qu'il s'adressait.

— Aujourd'hui, nous avons défait cinq vaisseaux de la milice centralienne alors qu'ils pourchassaient deux des nôtres. Des croiseurs Grimmar incarnant le meilleur de la technologie militaire. Notre détermination et la justice de notre combat ne sauraient ployer. Qu'importe la résistance que vous nous opposerez, nous triompherons. Pour Monade et pour chacun de ses citoyens.

Kosan glissa un regard vers Hélios, juste à temps pour voir son poing se crisper. Il ne devait pas apprécier qu'on parle à Kengé à travers lui. Mais sa tête resta haute et ses traits indifférents ; il n'avait pas le pouvoir de s'en offusquer.

— Veuillez escorter Monsieur LaCiodat à ses quartiers, je dois m'entretenir avec Manqa.

Pas de particule honorifique. Un indice évocateur.

Si Hélios voulut contre argumenter, sa bouche scellée se montra raisonnable. Kosan, impuissant, le vit s'éloigner dans le sillage des hommes cagoulés. Lorsqu'il se retourna vers Cassendi, toute trace de politesse compassée avait déserté sa façade. Remplacée par une fureur qui couvait l'éruption. Même si l'Aile fuyard s'y attendait, il ne put s'empêcher de frémir ; il n'avait jamais vraiment essuyé la colère du général, son statut de transfuge lui conférant une sorte d'immunité complaisante.

Les figurants se dispersèrent dans les coins d'ombre et Kosan n'eut d'autre choix que d'emboiter le pas de Cassendi. Un vieux cheval qu'on envoyait à l'abattoir après une jambe cassée n'aurait pas mieux été traité.

Il s'attendait à grimper jusqu'au bureau du général, il ne méritait visiblement plus cet honneur. Cassendi se contenta de pousser la porte du mess des officiers où patientaient plusieurs autres capitaines de la flotte et Lupin. Ce dernier manifestait une anxiété qui jurait avec sa bonhommie habituelle. Sa lèvre dessinait des vagues à force de pincements et les battements nerveux de son pied finiraient par avoir raison du parquet. Pas de quoi rassurer Kosan. Dans son dos, les officiers qui affluaient refermèrent la porte sur le piège.

Quelle allure piteuse l'Aile devait renvoyer ! Avec ses vêtements empruntés et rapiécés, il tenait plus du vagabond pris en faute que du noble héritier d'une riche famille. Les Traverseurs avaient beau vouloir rompre avec les classes sociales, Kosan se sentait jugé dans cette forêt de regards inhospitaliers.

Dans le mess, les gouttières aimantées, qui soulignaient les volumes des tables et comptoirs, réverbéraient et catalysaient les tensions dans leurs reflets métalliques. Un cadre austère pour des paroles funèbres.

Cassendi lança l'assaut.

— Je devrais te mettre aux arrêts pour insubordination et trahison. Ta désertion a occasionné des dégâts sur l'un des vaisseaux assez stupides pour vous couvrir, toi et Mila. Le serviteur que tu as laissé partir a délivré des informations au pouvoir. Et il faudra probablement des semaines de réparations avant de remettre en état la Mauvaise Graine. Tes actes inconsidérés ont mis en danger l'ensemble de la résistance.