Acte III, scène 7

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Le trajet en aérostat jusqu'à Belem, mon île de résidence privée, agita des remous dans mon estomac. Je n'aurais certainement pas dû boire ce quatrième verre. Archibald m'avait dévisagé avec circonspection en découvrant que je comptais amener un intrus dans notre réclusion solitaire. Je lui soufflai de ne pas s'en faire ; il fallait bien quelques perturbations pour rythmer un quotidien trop rangé. Ce ne serait l'affaire que de quelques semaines ; quelques mois, au pire.

Je le chargeai ainsi de te montrer où te décrasser et de te donner des vêtements propres, tandis que j'allais, moi aussi, dégriser mon esprit sous une douche. Ces brins de conversations agaçantes revenaient titiller mon crâne. Le comportement de mon père n'était certainement pas une découverte. Nourrissais-je une once de culpabilité à ne pas l'avoir dénoncé ? Peut-être, mais je n'en aurais été capable dans aucune vie. Je me rappelai avec amusement les théories absurdes de ce psychiatre que j'avais consulté à la suite du schisme familial ; il attribuait mon homosexualité au rejet des pratiques de mon père. Ridicule. Je n'étais pas d'accord avec son interprétation, mais je ne pouvais pas nier que ses exactions avaient laissé sur moi une marque indélébile.

J'avais besoin de m'extirper des marécages du passé et profiter de mon butin de chasse m'offrirait cette distraction nécessaire.

Je me séchai, m'habillai sobrement et me dirigeai vers les quartiers qu'Archibald t'avait attribués. Je le vis justement quitter une pièce, claquant la porte furieusement. Ses lèvres écumaient de rage et s'agitaient en injures muettes.

— Tout va bien ?

Mon serviteur sursauta comme pris en flagrant délit d'un crime invisible. Il se ressaisit et m'adressa un sourire forcé.

— Parfaitement. J'ai laissé des affaires à votre invité. Avez-vous besoin d'autre chose ?

Je croisai les bras, mécontent. Après tant d'années, je ne supportais pas qu'il me mente effrontément.

— Qu'est-ce qui te tracasse ?

Il hésita, puis abdiqua dans un soupir.

— Vous comptez le garder longtemps ici ?

— Je n'ai pas encore statué. Ne penses-tu pas qu'il pourrait t'aider pour les tâches fatigantes, te relayer certains jours ?

Une grimace de dégoût tordit le dessin régulier de ses éphélides.

— Vous laisseriez un Sans Nom toucher votre nourriture !

Ah... Le mot était lâché.

— C'est lui qui te l'a dit ?

— Vous saviez ? Vous saviez et l'avez quand même ramené ici !

J'avais beau l'estimer, Archibald dépassait les bornes. Qu'Awa se montre classiste ne me surprenait pas outre mesure, mais que mon majordome, fidèle ami et originaire du Derme, dévoile les mêmes travers m'attristait. Je m'avançai, profitant de l'ombre portée de ma grande taille pour me faire menaçant.

— Je te conseille de baisser d'un ton. Ce jeune homme est mon invité et j'attends que tu le respectes comme n'importe lequel de mes convives. Est-ce clair ?

— Très clair, je vous présente mes excuses, Manqa-dao.

Déjà, Archibald se ratatinait et je regrettai ma virulence. Si j'avais su, je me serais passé de ces remords.

D'un ton plus aimable, je lui confiai :

— Je te retrouve pour le dîner. D'ici là, tu as quartier libre, profites-en pour te reposer.

Il tourna les talons et j'attendis qu'il disparaisse à l'angle pour frapper à la porte. Aucune réponse. J'entrai quand même.

De la fenêtre ouverte, une large bolée d'air s'engouffrait dans cette chambre. Tu étais penché sur le chambranle, occupé à sentir la caresse du vent sur tes joues. Sans doute ne m'avais-tu pas entendu rentrer. Le paysage t'absorbait. Les branches pendantes d'un saule pleureur s'abreuvaient dans un lac tacheté de nénuphars. Il s'étendait jusqu'aux confins de mon île modeste et, les jours de pluie, le trop-plein débordait sur le vide. En cette journée éclaircie, l'astre reflétait ses éclats sur les rides de la surface. J'avais cessé de prêter attention à ce décor familier ; je le redécouvrais à travers tes yeux ébahis. Tu t'émerveillais des stridulations des bourdons, du parfum des jasmins, du voyage des nuages ; et moi, de ma chance insolente.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant