Acte I, scène 9

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Dans le brouillard humide habituel, les fourmis des Alpines s'activaient à charger les camionnettes. Décors en pièces, costumes soigneusement pliés, instruments et effets personnels... Hélios se concentrait sur l'agencement improbable de ce fatras dans l'espace restreint des coffres. Tout pour oublier ce qu'ils s'apprêtaient à commettre.

Dès lors que son esprit n'était plus sujet à distraction, le fourbe ne pouvait s'empêcher de ressasser son entrevue désastreuse avec Kosan Manqa et la même question : pourquoi ? Au moins, le reste de la troupe partageait unanimement ses inquiétudes ; leurs traits tirés, crispés interrogeaient Hélios. S'il comprenait sa propre peur ancrée dans les registres effacés de sa mémoire, la réticence de ses compagnons ne lui semblait pas logique. Craignaient-ils une entourloupe ? Sentaient-ils la pression les accabler à l'idée de jouer devant un public sans doute plus exigeant ? Seul Lupin trépignait d'une joie insouciante au cœur de ces têtes d'enterrement.

— Tout le monde est prêt ? Alors, en voiture !

Hélios intercepta un regard assassin de Mila à l'encontre de leur directeur. Ce dernier n'en sut rien, trop impatient de poser son séant sur le siège étroit et rembourré du transporteur. Les autres l'imitèrent et les moteurs à lévitation vrombirent.

Assis à côté de Lupin, Hélios lança la conversation pour oublier le cadre familier du Givre d'Or qui s'éloignait.

— Est-ce la première fois que vous montez dans les Nuages ?

Un sourire satisfait brilla sur sa face joufflue.

— La deuxième, mon garçon !

Le cœur de l'acteur accéléra sa cadence.

— Ah ? Et comment s'est passée la première fois ?

Hélios n'espérait pas un exposé détaillé sur le mode de vie des Ailes, mais sans doute un peu plus qu'un haussement d'épaules dédaigneux.

— Tu sais, on fait tout un foin de ce qu'il se trame dans les Nuages, mais à part qu'ils sont tous noirs comme du café trop chargé, ils ne sont pas différents de nous.

— Vraiment ? Vous n'avez vu personne d'autre d'en bas ?

Aucun Monadien s'adonnant à l'Entelechia ?

— C'était juste une fête à laquelle ils avaient invités quelques piliers du théâtre du Derme. Je n'y suis resté que le temps d'une soirée et n'ai rien pu visiter en dehors de leur salle de réception, certes, grandiose.

Hélios n'en tirerait pas plus. Déçu, il tourna la tête et constata, surpris, à travers la vitre, que le pilier faramineux du Cœur s'éloignait à vue d'œil.

— On ne va pas emprunter l'ascenseur ?

Le rire taquin du directeur ne le rassura pas.

— Bien sûr que non, notre hôte a prévu bien mieux.

Hélios fronça les sourcils, mais Lupin s'était détourné de lui pour discuter avec François, l'éclairagiste. Le metteur en scène chercha d'autres victimes à qui faire subir son besoin de conversation, mais Carine, à proximité, était déjà occupée avec Edmond. L'acteur principal chuchotait vivement des bribes qu'Hélios ne saisissaient pas ; son flot en tension lui paraissait tout sauf serein. Et l'ex-Sans Nom ne souhaitait guère s'infliger de stress supplémentaire.

Il soupira et s'enfonça dans le siège de l'estafette cahotante. Au bout d'un quart d'heure, les moteurs ralentirent et pivotèrent pour déposer avec douceur leur équipée sur une large plateforme. Hélios remarqua qu'ils surplombaient pratiquement tout Monade. L'air vivifiant des hauteurs lui procura bouffées d'angoisse et d'excitation.

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