Acte III, scène 14

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La procession mortuaire avançait sur un chemin de pénombre muette. Kosan suivait le faisceau chétif de la frontale qu'Hélios avait réglé au minimum ; juste assez pour savoir où mettre les pieds. Mieux ne valait pas attirer de bandes hostiles sur eux et, surtout, sur leurs vivres. Au-delà de l'aspect pratique, Kosan comprenait que le Sans Nom déraciné avait besoin de ce silence pour faire son deuil.

Il n'imaginait pas combien la trahison avait dû être violente. Vus de l'extérieur, ses liens familiaux semblaient conflictuels, mais forts de solidarité. À l'inverse des siens : polis et hypocrites.

Hélios ne reverrait sans doute jamais ses frères et sœurs de cœur. Il périrait à ses côtés, dans une impasse du Lisier, ou rattrapé par la milice de Kengé à la Surface. Et pour cela, Kosan s'en voulait de n'avoir pas su insister pour qu'il reste. Il se raisonnait, estimant que Kengé aurait pu le traquer jusqu'à ces bas-fonds rien que pour le faire souffrir.

En vérité, Kosan avait déjà laissé Hélios partir une fois ; il n'aurait pas supporté une nouvelle séparation.

L'égoïsme se mêlait au terreau de culpabilité. Ce poison allait avoir raison de lui, plus sûrement que celui du Rat.

Tout à sa rêvasserie, Kosan ne remarqua pas qu'Hélios s'était arrêté. Il se heurta à lui et étouffa un juron en voyant des halos de lampes balayer la toile noire. Hélios éteignit la sienne et les fit s'abriter sous une carcasse que l'Aile ne préférait pas identifier. Des bruits de débris dégringolant un talus rythmèrent l'angoisse de l'attente.

— Des collecteurs, siffla tout bas Hélios. On ne risque pas grand-chose tant qu'on ne s'avance pas vers les piles de déchets. Faisons une pause le temps qu'ils bougent.

Kosan l'entendit ouvrir le sac et déballer quelques provisions. La vue ne semblait pas manquer à l'autochtone habitué, tandis que l'absence de soleil mettait ses nerfs d'Aile à rude épreuve. Il ne pensait pas être capable de se « reposer » dans cette gadoue spongieuse. Il ramena ses genoux contre sa poitrine et souffla discrètement pour évacuer le stress. Comment des humains pouvaient-ils vivre dans un endroit aussi oppressant ?

— Sais-tu où on va ? chuchota Kosan.

Il n'était pas sûr que poser la question soit une bonne idée, alors que le réseau de l'Œil enregistrait ses paroles, mais il éprouvait un besoin vital de se rassurer. Kosan avait bien remarqué qu'ils n'empruntaient pas le même chemin qu'à l'aller, mais il faudrait bien sortir de ce cloaque un jour, n'est-ce pas ?

— Ça ne va pas te plaire. Il y a des légendes...

Kosan imaginait sans peine son sourire triste. Il attrapa la lamelle caoutchouteuse qu'Hélios lui tendait et mordit dedans sans conviction. Infect. Il n'était pas certain que ses intestins nouvellement suturés y survivent, mais il ne songea pas à se plaindre.

— Les légendes sont bien fondées sur une part de vrai, renchérit Kosan.

— Elles parlent d'une sortie vers l'extérieur, par-delà la zone contaminée, mais c'est absurde.

L'Aile médita. Son statut lui donnait accès à des informations sensibles, susceptibles d'embraser le Lisier si ses habitants en avaient vent. Au point où en était Kosan, il pouvait bien jeter l'allumette.

— Pas nécessairement. Lev' Energies a creusé de nombreux puits autour de Monade afin d'évacuer les déchets au lévitorium. C'est à ça que devait servir le Lisier : une poubelle géante, hautement radioactive et hermétique. Sauf que, les années passant, le Cartilage n'était plus assez vaste pour accueillir les ouvriers, alors on a construit la Plante, puis, sous la Plante, les Talons ont découvert ce niveau mystérieux. S'il y a des fuites entre le Lisier et la Plante, il ne serait pas étonnant d'en trouver entre le Lisier et l'Extérieur.

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