Les larges mâchoires plombées s'ouvrirent dans un grincement sépulcral. Pulsante au rythme de son cœur, l'intense lumière grise fit frémir ses paupières à travers la visière de son casque. La protection dérisoire de sa combinaison renforcée ne lui offrait aucun confort face à l'inéluctable.
Jane Aster prit une grande inspiration et se hâta dans l'antre de mort. La pendule de sa vie accélérait sa cadence ici. Le temps se transformait en une variable inestimable.
Lors de sa première intervention, deux mois plus tôt, l'ouvrière s'était laissé aller à la contemplation de l'édifice spectaculaire. Œuf accouché de la technologie de pointe des Ailes, l'ellipsoïde bordé de miroirs à réfraction calorifique lui faisait l'effet d'une immense cocotte-minute. Une immense, lumineuse et mortelle enceinte de confinement. Car en son sein brillait le joyau de l'île.
Le réacteur à lévitorium.
Non content de pourvoir l'île et les couches inférieures de Monade en énergie, ce mastodonte instable assurait son maintien sur les Nuages. Sa lévitation.
Jane tentait tant bien que mal de trotter le long de la passerelle d'accès ; elle ne parvint qu'à décrocher maladroitement du sol, retenue par la seule grâce de son filin. Dans sa sphère d'influence, le noyau perturbait même la gravité. De retour au sol, l'empressée laissa goutter la sueur qu'elle ne pouvait essuyer sur son front, puis progressa raisonnablement, mais sûrement, vers sa mission.
Aveuglée, elle dut compter sur sa maigre expérience pour dénicher le bon tiroir électronique. Elle y connecta la lourde caisse qu'elle transportait. Le terminal apparié lui afficha les données du cœur. Quatre-vingt-huit pourcent de synchronisation. Il allait effectivement très vite falloir y remédier. En aucun cas le fragile système ne devait chuter sous la barre des quatre-vingts pourcent : ce serait risquer l'emballement ou pire ; son arrêt complet. Or, sans réacteur, Jane imaginait le tableau catastrophique de l'île s'écrasant à la surface de Monade.
Délicatement, elle tourna la manivelle pour réajuster les miroirs coaxiaux autour de cette sphère de chaos. Elle serra les dents aux crissements du mécanisme, puis relâcha la tension lorsque les fréquences se stabilisèrent. Les diagrammes avaient retrouvé leurs oscillations en phase parfaite. Elle soupira, soulagée, et s'empressa de refermer la trappe pour s'éloigner du puissant nœud d'énergie.
Elle avait fait vite. Alors dans un moment de fascination pure, la technicienne s'autorisa un regard en arrière. Quelle machinerie ! Dire que ces noyaux pouvaient atteindre trois fois cette taille sur des îles plus imposantes... Dans son malheur, elle avait eu la chance d'être affectée sur un îlot privé, modeste. La résidence d'un sénateur quelconque dont elle n'avait pas à connaître le nom. Après tout, elle l'oublierait dans deux semaines.
Un frisson traversa sa nuque. Oui, plus que deux semaines et elle pourrait effacer de sa mémoire l'horrible vérité de Monade.
Les portes du sas se refermèrent et les gaz de décontamination douchèrent sa combinaison. Elle ne souffla qu'une fois son casque déclipsé et rangé dans son casier. Quelle folie l'avait prise de signer pour l'Entelechia ?
Pourtant, elle ne regrettait pas son choix. Le travail dans les usines du Cartilage était cent fois plus éreintant que les rares interventions qu'on lui confiait sur les Nuages. À son arrivée, on lui avait tout expliqué.
Les Ailes s'étaient élevées au sommet de la cité grâce à cette matière révolutionnaire, puissante et terriblement dangereuse. Le lévitorium assurait le fonctionnement de la plupart des technologies de la Surface : des voitures flottantes aux chaînes d'assemblages du Cartilage. Jane s'était esquintée le dos douze ans sur un broyeur à métaux sans jamais soupçonner l'origine de cette force qui alimentait pistons et compresseurs. Lorsqu'une machine tombait en panne, une équipe descendait et emportait le moteur en réparation sur les Nuages. Mais les ingénieurs du consortium Lev'Energies n'ouvraient pas eux-mêmes les carcasses : ils déléguaient ce travail aux malheureux qu'ils faisaient monter pour l'Entelechia.
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Entelechia
Science FictionÀ Monade, voir le ciel est un privilège qui se mérite. Les classes souterraines suent sang et eau pour un rayon de soleil. Il existe pourtant un moyen d'accélérer le processus : se vouer corps et âme à l'Entelechia. Mais ceux qui s'y risquent n'en g...