Acte III, scène 9

106 25 37
                                    

Un vent frais agitait les ramures du saule pleureur penché sur son lac. Quelques feuilles s'échappèrent de la couronne de frondaison et s'échouèrent parmi les assiettes et les tasses évidées. Il s'était écoulé plusieurs jours depuis notre sortie sur Malambo et la vie suivait son cours sur mon île figée. J'avais fait installer les tables de jardin pour traiter quelques dossiers au grand air. Fanta, la gouvernante, nous avait même apporté une collation pour la fin d'après-midi.

Je prétextais le beau temps pour ce choix en extérieur, en vérité, je ne lésinais pas sur les stratégies fourbes pour me rapprocher de toi. Depuis que j'avais insinué que tu ferais un bon acteur, l'idée cheminait dans ta tête. Timidement, tu subtilisais les œuvres de ma bibliothèque et travaillais ton jeu à l'abri des regards. À moins que cela ne fût pour fuir Archibald. Même si aucun de vous ne se plaignait de vos animosités mutuelles, elles électrisaient l'air comme un soir d'orage.

Toujours est-il que tu rougissais chaque fois que je surprenais tes répétitions. À l'usure, tu m'acceptas comme public. Mes encouragements n'étaient pas feints ! Tu m'impressionnais sincèrement : tu savais naturellement placer ta voix, adapter ta posture et, surtout, décliner une palette d'émotions que tu semblais vivre à la force de ton interprétation.

Tes mains tenaient précieusement mon exemplaire relié du Sémaphore, une pièce magistrale ; que j'ai pourtant détesté en l'étudiant enfant. À un jeune âge, il m'était impossible de saisir la subtilité et l'intensité dramatique de cet amour qu'une mer violente s'obstine à détruire. En cet après-midi ensoleillé, je révisais mon jugement alors que je te figurais dans le rôle de Lethé, moi en Araconde et l'impitoyable Monade en barrière aqueuse infrangible.

Tu t'élanças sous les ballets de feuilles en chute, aussi léger et vif qu'elles, et déclamas d'une voix claire :

LETHÉ

Lorsque la marée paresseuse se retire
Que l'écume frémit encore dans les creux
Que les cormorans, leur fière envergure étirent
Et qu'un timide soleil pâlit dans les cieux
Mes pieds martyrisent le sable balafré
Mon cœur s'affole de retrouver l'être aimé

Sur le tapis mousseux comme sur le sable gris, Araconde s'élance vers ces retrouvailles.

ARACONDE

Mes yeux me jouent-ils quelques facétieux tours ?
Qui ose braver ce rivage moribond ?
Ce ne peut qu'être une vie en quête de vain amour
Cette folie m'enlace aussi, j'accours d'un bond

Les amants s'approchent, dansent en ronde, mais toujours s'esquivent du moindre contact, susceptible de chasser le mirage.

LETHÉ

Je ne peux souffrir plus longtemps de te savoir
Loin de moi

ARACONDE

La trêve est brève, la marée monte

LETHÉ

Oui, la mer nous prendra, mais avant je veux boire
Tout de toi

ARACONDE

Approche et étreignons-nous sans honte

Les amants comblent le vide et...

Tu finis par me toucher. Ce n'était plus arrivé depuis cette première fois où je t'avais repoussé, cette fois où tu m'avais entrepris avec une réticence évidente. Là, la grisaille dans ton regard s'était éclaircie sous un rayon de soleil. Il brillait d'une tentation à laquelle je ne sus résister. Alors, nous nous embrassâmes. Le goût des lèvres raviva un désir éteint. Je m'étais habitué aux échanges mécaniques et sans passion, et je m'y croyais condamné. Depuis quand n'avais-je pas été grisé par un contact ? N'avais-je pas frémi à la simple caresse d'un baiser ?

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant