Acte II, scène 15

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Il se sentit flotter un temps incertain.

Ses lourdes paupières s'ouvrirent. Une brume engloutissait sa vision. Lorsqu'elle se dissipa, Hélios fut presque soulagé de retrouver sa prison, toujours attaché à cette chaise. Pourtant, quelque chose avait changé. Kengé s'agitait autour de lui, mais sa tenue était différente. Ses traits hargneux ne se crispaient pas en autant de rides, ses tresses folles et libres se camouflaient sous un turban. La coiffe sombre étirait son crâne et projetait l'ombre d'un monstre à l'affut dans ce contre-jour angoissant.

— Vous perdez votre temps. Je vous ai déjà dit tout ce que je savais.

Était-ce sa propre voix qu'il entendait croasser ? Hélios n'avait aucun contrôle. Le voilà spectateur de son souvenir.

En contraste parfait avec son timbre chevrotant, celui doux et froid de Kengé lui répondit :

— Veux-tu que je rappelle mes hommes ?

Il sentit sa tête secouer frénétiquement de gauche à droite. Il ignorait les pensées de son double, mais devinait sa terreur. L'avait-on torturé ? Pour lui arracher des informations ? La scène se déroulait avant qu'il quitte les Nuages, avant qu'on le charcute. Sans ça, Kengé n'aurait pas eu besoin de se fatiguer, songea-t-il avec dépit.

Son bourreau se composa un air affable. Il se pencha délicatement, comme un ami sur le point d'adresser une confidence.

— Pourquoi t'acharner à protéger Kosan Manqa ? Es-tu conscient que tu n'es rien pour lui ? À peine un jouet dont il se délestera une fois lassé ? Il ne te verra jamais comme un égal. Je peux t'affranchir, moi. J'ai seulement besoin que tu me dises ce que manigance Manqa et je ferai de toi un citoyen Aile à part entière. Tu seras libre.

Hélios grimaça, ses membres tremblaient — de rage ou de nervosité ? Les deux, sans doute.

— Le 22 brumaire, Manqa a rendu visite au sénateur Moussif M'Bahla. Tu étais présent. Que se sont-ils dit ?

Son double du passé releva des yeux las sur son interlocuteur. Un silence scrutateur s'installa entre eux et Hélios aurait aimé connaître le théâtre qui se déroulait dans sa tête.

— Ils ont échangé des banalités et des politesses, pour l'essentiel.

— Et pour le reste ?

— Je les ai vaguement entendus mentionner une alliance pour s'opposer à une loi... Mais lorsqu'ils ont commencé à aborder le sujet sérieusement, M'Bahla m'a envoyé faire un tour dehors.

— Une alliance avec qui ?

— Je ne sais pas.

Une gifle aussi magistrale que soudaine cingla sa joue. Un gout de sang emplit sa bouche.

— Tu ferais mieux d'être un peu plus précis que ça, Sans Nom.

Hélios ne se figurait pas si inconscient à l'époque. Pourtant, il chargea Kengé comme un soldat à l'assaut d'un champ de mines sous l'effet de l'adrénaline.

— Ne m'appelez pas comme ça ! J'ai un nom !

Kengé s'esclaffa. Un caniche lui aurait aboyé dessus qu'il en aurait été autant effrayé.

— Un nom qu'on t'a donné comme à un chien qu'on apprivoise. Ne te fais pas d'illusions. Si tu ne me donnes pas satisfaction, tu retourneras patauger dans ton Lisier et tes beaux sacrifices n'auront servi à rien.

Son corps s'agita, se leurrant de pouvoir briser ses liens grâce à sa fureur.

— Vous mentez ! Vous n'avez pas le droit de faire ça !

Kengé tira ses cheveux et fit ployer sa nuque.

— C'est l'avantage de ma position : je m'arroge tous les droits, y compris celui d'outrepasser les lois de l'Entelechia.

L'Aile le relâcha, laissant la marque de son coup sur son crâne comme dans son cœur. Hélios le vit se diriger vers la sortie. Les mots fusèrent de son double sans qu'il ne puisse les retenir.

— Ils veulent s'allier avec les familles Saorsa et Ghédé pour contrer la proposition du budget alloué à l'Intérieur. C'est vraiment tout ce que je sais.

Kengé se retourna ; un sourire satisfait accroché à la figure.

— Tu vois, ce n'était pas si compliqué, Hélios.

Le sarcasme dégueulait de sa bouche. Le Hélios du futur pria pour en rester là, mais il fallait que le fourbe prenne un malin plaisir à l'enfoncer.

— Je me demande bien ce que Kosan a pu te trouver pour s'encombrer d'un point faible tel que toi.

— Je vous ai dit ce que vous vouliez entendre. Maintenant, tenez votre promesse et laissez-moi repartir.

Il commença à le détacher et Hélios se crut, sans doute à tort, tiré d'affaire.

— En effet, je vais te laisser repartir. Par contre, je refuse de te voir rester sur nos îles. Tu redescendras. Pas tout en bas, ne t'inquiète pas. Tu auras de l'argent, un titre de Nerf et une vie tranquille, loin de nous. Comme promis.

Son double aurait-il voulu se jeter, toutes griffes dehors, sur l'Aile imbu ? Difficile de le savoir ; Kengé laissa ses mains entravées, délibérément.

— Pourquoi je ferais ça ? Kosan m'a proposé de rester et j'ai déjà accepté !

— Vraiment ? Et tu penses que notre caste approuvera de voir un Sans Nom déambuler parmi nous ? Tu as besoin qu'on te rappelle ce que tu vaux.

Et sans crier gare, sa poigne lui tira l'épaule et le fit basculer en avant. Hélios tituba, ses bras noués ne lui permettaient pas de reprendre l'équilibre. Il chut. Par chance, Kengé l'avait envoyé paitre sur le futon plutôt que contre le sol de pierre. Le prisonnier tenta de rouler sur le côté pour se relever. Mais un genou plaqué sur son dos le maintint dans cette position avilissante. Son geôlier tira son pantalon. On lui avait confisqué sa ceinture avant de l'enfermer dans cette cave, aussi la dérisoire protection de tissu glissa sans résistance. Hélios s'époumona :

— Non, non, non !

Kengé enfonça sa tête dans le futon.

— Tais-toi. Tu as l'habitude, non ? Après tout, tu ne sers qu'à ça, ici.

Le Hélios du futur refusait d'assister à la suite, mais impossible d'interrompre ce cauchemar. Il aurait aimé au moins boucher ses oreilles, empêcher ses propres cris ou les mots cruels de son bourreau de les transpercer. Impossible. Se terrer dans un coin de l'esprit, oublier la douleur lorsqu'il s'immisça en lui. Impossible. Kengé n'avait pas tort, Hélios avait l'habitude, mais pas comme ça. Pas alors qu'il se croyait sorti de la boue et de l'obscurité, pas après s'être hissé vers le soleil.

Les tumultes de la brume revinrent envahir sa vision, sa raison.

Quand il reprit conscience, il retrouva le décor familier de sa cage. En face, le matelas crasseux soulevait les relents de son estomac. À gauche, Kengé s'était installé en observateur tranquille. Accoudé sur la petite table, il semblait fier de la réussite de son expérience. Le torturer une fois ne lui avait pas suffi, il se gargarisait de pouvoir lui faire revivre ses tourments.

Hélios n'osait rien dire. Il fixait un point invisible du mur. Peu importe que Kengé s'en aille et l'abandonne dans cette cellule jusqu'à ce qu'il pourrisse sur place. Peu importe tant qu'il partait. Hélas, il se releva et le tira de sa méditation en soulevant son menton. Hélios ne put retenir un sursaut. La peur dévalait ses pores, la peur de voir l'histoire se répéter. Et cette ordure en jouait.

— Tu comprends ? Je n'ai pas pris plaisir à coucher avec toi, l'autre jour. En revanche, j'en prends là, tout de suite, en sachant à quel point tu t'en voudras de m'avoir cédé, maintenant que tu connais notre passif.

Et il quitta la pièce. Enfin. Un soulagement dérisoire l'inonda et déborda de ses yeux en saccades de sanglots.

Il imaginait sans peine la suite de ce souvenir tronqué. Lui, transi de peur et honte, avouant à Kosan qu'il ne souhaitait plus rester. C'était sans doute le pire ressort de ce drame : il avait agi selon la volonté de Kengé.

Il avait choisi d'oublier.

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