Kosan alanguit sa nuque contre le dossier de cuir dans sa suite confortable. Plus de trente mètres carrés dans un dirigeable militaire : le grand luxe ! Pourtant dérisoire par rapport à ce qu'il possédait avant. Vingt-cinq hectares sur l'un des îlots joyaux de la couronne améthyste et trois résidences éparpillées sur l'ensemble de l'archipel... L'éminent politicien s'était volontiers complu dans une richesse indécente. Aujourd'hui, il ne possédait plus rien. Si ce n'était pas déjà fait, le Conseil allait le démettre de ses fonctions, bloquer ses comptes en banque et placer ses biens sous scellé. Mais sa déchéance ne datait pas ce coup d'État raté.
Tout avait changé ; il y a deux ans.
Le phonographe déversait les notes basses d'une musique lancinante. Le refrain familier ressuscita les rires et éclats de voix d'une époque heureuse.
L'Aile secoua brusquement la tête pour chasser ces perfides fantômes et se leva d'un bond pour couper l'appareil. Le silence se rappela à lui, seulement perturbé par les vibrations ténues de l'aéronef en vol stationnaire, et avec lui ce creux douloureux dans sa poitrine. Il s'empara de son verre. Vide. Il fallait un autre whisky.
— Archi...
Il réfréna aussitôt ce réflexe de recourir à son serviteur. Après ce soir tragique, Kosan lui avait manifesté son souhait de ne plus le voir. Il n'avait pas encore pris de décision à son égard. Devrait-il le congédier ? À quoi bon... Ce rouquin docile s'était toujours montré zélé et fidèle. C'était un accident. Cela serait arrivé avec n'importe qui d'autre. Pourtant, l'Aile ne se sentait pas prêt à lui pardonner. Sans doute ne le pourrait-il jamais.
Résigné, il partit lui-même en quête de sa précieuse bouteille de Wolson 87, soigneusement rangée dans le bar en ébène. Son contenu tanguait au rythme de ses propres mouvements. Depuis combien de temps errait-il dans cet état suspendu entre désespoir et ivresse ? Trois coups retentirent à sa porte ; le liquide ambré zigzaguait vers son verre old-fashionned. Kosan ne se détourna pas de son office. Il avait demandé à être seul et personne sur ce vaisseau ne se risquerait à profaner ce vœu.
Personne sauf Lupin.
Kosan lâcha un soupir ostensible et pivota à contrecœur vers l'intrus. Indifférent à son chagrin, le bonhomme jovial fit irruption dans la suite. Le nez plissé par les relents d'alcool, il balaya le désordre de la pièce avec réprobation, puis fila d'un pas résolu pour tirer les rideaux qui couvraient les hublots. En vampire brusquement exposé à la lumière crue, Kosan plaqua une main en visière et grimaça.
— J'ai de l'estime pour toi, Lupin. Si tu en as réciproquement, respecte mon deuil et déguerpis d'ici.
Le directeur grassouillet, mains campées sur les hanches, ne parut nullement inquiété par la menace acide de l'Aile. Un sourire taquin illumina même ses joues rougeaudes.
— Justement, si tu avais pris la peine de sortir le nez de ta tanière, tu aurais appris qu'Hélios est en vie.
Kosan ouvrit la bouche ; Lupin enchaîna sans lui laisser le loisir de la répartie.
— Il a chuté sur les passerelles en contrebas de l'île et a été transporté à l'hôpital dans un état critique. J'imagine cependant que leurs cuves sauront le rafistoler ; du moins, sur le plan physique. Ça, c'était pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c'est que Kengé lui a remis le grappin dessus. On ne pourra pas l'extraire facilement. D'après nos espions, il est étroitement surveillé. Il va être difficile de lui transmettre un message. Difficile, mais pas impossible. Il va falloir que tu sois patient.
L'Aile se laissa couler sur un fauteuil opportunément placé, bras ballants et lèvres frémissantes. Ses larges paumes couvrirent son visage. Lupin lui accordait quelques secondes de répit pour encaisser la nouvelle. En d'autres circonstances, il se serait horrifié de le savoir entre les griffes de Kengé. Pour l'heure, un immense soulagement anesthésia la tension de ces derniers jours. Il était en vie. C'était tout ce qui importait.
VOUS LISEZ
Entelechia
Science FictionÀ Monade, voir le ciel est un privilège qui se mérite. Les classes souterraines suent sang et eau pour un rayon de soleil. Il existe pourtant un moyen d'accélérer le processus : se vouer corps et âme à l'Entelechia. Mais ceux qui s'y risquent n'en g...