Acte I, scène 12

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À l'abri d'une arche végétalisée, la fraîcheur vespérale s'ébrouait sur les corps alanguis du patio. Kosan huma un verre de vin à ses lèvres ; arôme acrimonieux. À ses côtés, le sénateur M'Bahla riait à gorge déployée à la blague de Nadia Sicori, la VRP du consortium Lev' Energies. Kosan se désintéressa vite de ce jeu de badineries forcées et se tourna plutôt vers Sadaou Kengé.

Le président du conseil se délassait comme un pacha sur son majestueux fauteuil d'orme et d'osier. En dépit de cette apparente nonchalance, Kosan le savait en vigilance ; ses sclères d'aigle vissées sur la foule.

La fébrilité animait les conversations ; la pièce allait commencer. Kosan connaissait quelques amateurs sincères d'arts vivants dans l'assemblée. La plupart s'y étaient glissés pour la curiosité malsaine de goûter le sens du divertissement des « Terreux » — une manière peu noble de désigner la plèbe non native des Nuages. Depuis ces deux heures où les dirigeables avaient craché leur ribambelle d'Ailes, Kosan était assailli de questions incongrues ou de compliments bancals : « Vous voulez dire qu'ils ont aussi des théâtres en bas ? Mais qu'y jouent-ils ? Des farces ? » ou bien « Quelle audace... Dire que le sénateur a accepté d'inviter ces sauvages sur son domaine... Je n'aurais jamais osé. Je tiens trop à mes œuvres florales. » Alors il se fendait du même sourire et des mêmes excuses pour justifier son geste. Après tout, Kosan s'était fait connaître pour la promulgation des arts en défendant le budget de la culture au Conseil. Cela n'étonnait personne de le voir se lancer dans des innovations courageuses ; des ouvertures risquées.

Et puis, tout le monde savait qu'il avait eu cette histoire avec un tribut. Par chance, personne n'était au courant qu'il s'agissait du metteur en scène de cette représentation.

Sauf Kengé.

— Tu joues à un jeu dangereux, Kosan.

L'Aile avait beau se tenir sur ses gardes depuis qu'il s'était installé dans le carré d'honneur avec le président, il sursauta tout de même lorsque son reproche siffla dans ses oreilles.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Kosan se défendit d'un sourire pincé, Kengé s'esclaffa ; à juste titre.

— Que tu fasses passer cette mascarade pour « ta passion des arts théâtraux », je veux bien gober ça, mais n'essaye pas de me faire croire que tu l'as emmené à la bordure de l'île pour discuter des différences entre les œuvres de Levechia et Sardonet.

— Je ne lui ai rien dit, et certainement pas à propos d'avant.

Kosan ne détourna pas le regard. Il ne devait pas ciller, pas montrer la moindre trace d'hésitation. Après tout, il n'énonçait que la stricte vérité. Kengé le fixa de longues secondes, de ce regard pénétrant.

Que manigance-t-il ?

Pour avoir accepté si facilement son invitation, Kengé lui cachait quelque chose. Bien sûr, il savait que la venue d'Hélios l'appâterait comme le vinaigre attire les mouches, mais il y avait autre chose. Et Kosan fulminait de ne jamais rattraper cette longueur de retard sur son rival.

Au terme d'un suspens ridiculement long, Kengé se renfonça sur son dossier et lâcha un soupir artificiel.

— Je te crois. Même toi, tu n'aurais pas osé. Et de toute façon, ne t'imagine pas pouvoir me cacher des choses. Je suis au courant de tout ce qu'il se passe sur ces îles.

Il sait.

Cette évidence le doucha, le transperça comme une brûlure froide. Heureusement que Kosan s'était détourné à temps, pour ne pas le laisser percevoir le frisson qui dévalait son dos et le tremblement de sa gorge. Il savait. Non, que ferait-il assis insouciamment ici s'il le soupçonnait ? Kengé cherchait à le débusquer, le pousser à se compromettre, c'était sa manière de faire. Kosan ne devrait plus se laisser déboulonner par ces tours de pacotille. Il remplit son verre et avisa la scène qui s'illuminait à la faveur de la nuit.

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