Acte I, scène 6

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Les lampes à pétrole crachaient leurs ridicules taches verdâtres sur la nappe de cambouis. Elles n'étaient pas là pour éclairer, plutôt pour esquisser les contours d'une masure cabossée et de sa petite courette au potager rachitique. Un sémaphore pour les explorateurs égarés dans la nuit éternelle. Mais qui irait se perdre dans le Lisier ?

Le terminus, le dernier niveau, la décharge sous la décharge de la Plante, le royaume des moins qu'humains... Le refuge des parias de Monade. Pour qui avait grandi ici, la lumière était une fantaisie. Une fantaisie bien commode pour cacher la laideur environnante. Monade y vomissait ses déchets et fermait les yeux sur l'existence d'une société parallèle. Au mieux, les habitants du Lisier étaient assimilés à ces cafards qui s'ébaudissaient dans les ordures en décomposition.

Pourtant, la vermine ne manquait pas de talent. Elle savait se mouvoir d'instinct dans ce cloaque, le corps prenait ses repères et déployait ces fascinants mécanismes dont lui seul avait le secret pour éviter, ici, un clou rouillé, là, un ruisseau de miasmes.

Plus que jamais, Sans Nom comptait sur ce sens animal. Pour la dernière fois, l'escomptait-il. Il fallait fuir, vite ! Et sans un bruit. Il esquiva la tôle ondulée qui faisait office de pont — le fracas métallique l'aurait trahi — et la mélasse avala ses pieds dans un bruit de mastication répugnant. Les effluves méphitiques le prirent à la gorge, mais Sans Nom avait depuis longtemps appris à ignorer l'odeur incommodante.

Bientôt, je serai loin d'ici.

La décision était prise. Même si son cœur alourdi de remords et de chagrin plombait chacun de ses pas. Dans sa tête se rejouait en boucle cette soirée catastrophique : en metteur en scène sadique, son cerveau lui imposait d'en revisionner le moindre détail.

Crevé lui avait proposé de redescendre ensemble. Le nouveau Rotule éprouvait le besoin de faire ses adieux à la bande. Si Crevé s'attendait à des félicitations ou à de déchirantes accolades, quelle avait dû être sa désillusion...

Les coups avaient plu sur le revenant, obscurcissant les espoirs de Sans Nom de nuages noirs. Les injures avaient envahi ses oreilles comme autant de vers rances. Quand Le Rat avait immiscé son ombre sur la carcasse ratatinée de Crevé, la sentence avait été sans appel.

« Tu as fait ton choix. Celui de nous trahir malgré tout ce qu'on a fait pour toi. Alors, pars, va courber l'échine devant tes nouveaux maîtres, profites-en, mais ne reviens pas nous supplier quand ils t'auront usé jusqu'au sang. »

Les mots étaient cinglants, comme toujours, lorsque Le Rat s'exprimait. De vraies petites lames de rasoir qui lacéraient le cœur de Sans Nom à chaque battement, à chaque pas qui l'éloignait de son chez lui.

Un bruit de succion lui fit redresser la tête — réflexe vain dans la sombreur étouffante. Sans Nom se figea, les muscles alertes, prêt à défendre son désir de liberté à la force de ses petits poings. Un ectoplasme vert se détacha de la rangée et tangua jusqu'à lui.

Pas Main Lisse, pitié... Il n'avait aucune chance contre le géant. Heureusement, la luciole émeraude lui arrivait à hauteur de poitrine et c'est une silhouette menue qu'elle éclaira. Une paire d'yeux noisette, sur laquelle s'échouait un rideau de mèches grasses, le dardait avec froideur. Sans Nom n'avait pas besoin de la voir pour y discerner la détresse. Il connaissait assez sa sœur.

— Alors, toi aussi tu t'en vas ?

— Il le faut, Mitraille...

— Non, t'es obligé de rien ! Je m'en fiche que tu rapportes pas assez des expéditions, que tu préfères passer tes journées à lire plutôt qu'à bricoler des trucs utiles. Je t'ai couvert pour ce que tu fais chez Rishka, je continuerai à le faire tant qu'il le faudra pour pas que Le Rat te fasse chier ! Alors reste, s'il te plaît.

Sa résolution flanchait. Les mains de Mitraille se crispaient sur sa lanterne, et ses lèvres, dont elle s'efforçait de voiler la moue suppliante, tremblaient. Sans Nom préféra se détourner.

— Je ne suis pas à ma place. Je le sais et tu le sais. J'ai besoin de... J'ai besoin d'autre chose.

— Et alors ? Tu crois que moi, je suis à ma place ici ? Personne n'a envie de vivre dans un tas de merde. Mais c'est tout ce qu'on a, alors il faut bien s'en contenter.

— La preuve que non.

Mitraille laissa son bras retomber et le faisceau de la lanterne n'éclaira plus que la gadoue. Son soupir résonna dans le noir.

— Tu sais pas ce qu'il t'attend là-haut... Tu sais pas ce qu'ils ont fait à Crevé. Il n'était... plus le même.

— Je dois quand même tenter le coup.

— Alors, je ne te reverrai jamais ?

Sa voix se brisa, sa fierté trop forte enserrait sa gorge pour en contenir les sanglots. Sans Nom était moins courageux qu'elle. Il n'était pas sûr de tenir bon si sa sœur le happait par les sentiments. Il fallait une réponse ferme.

— Non.

Non, il ne remettrait pas les pieds ici. Même s'il s'y cassait les dents, même s'il échouait lamentablement, il ne reviendrait pas.

Mitraille lui manquerait.

La lampe s'échoua au sol dans une éclaboussure spongieuse, la flammèche verte vacilla, puis mourut. Des bras l'enveloppèrent avec force. Le minois de Mitraille et ses odeurs d'essence s'engouffrèrent dans le creux de son cou. Il lui rendit son étreinte, et ses adieux.

— Sois prudent là-haut. Ne meurs pas.

— Ce n'est pas mon intention.

— Oui, mais je te connais, toi et ta stupidité. Je ne serai pas là pour te sortir d'un mauvais pas, alors promets-moi de faire attention.

— Je te le promets.

Le clapotis des pas de Mitraille s'éloigna. Il savait qu'elle irait pleurer dans son atelier. Sans Nom, lui, n'avait plus ce luxe. Son cœur s'était transformé en bloc de plomb. Ignorant son poids, il reprit sa route plus rapidement encore. Il avait hâte de voir le soleil.   

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