Acte II, scène 19

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— J'ai longtemps cru que c'était de ma faute. La faute de ma lâcheté qui m'a poussée à abandonner mes pairs à l'enfer. La faute de ma couardise de ne pas m'être risquée à faire flamber ce lieu de misère. La faute de ma sensiblerie qui m'a retenue de tuer ces tortionnaires. Puis, j'ai grandi, j'ai accepté que je ne puisse pas résoudre les malheurs de ce monde, que j'avais une vie à vivre, que, moi aussi, j'y avais droit ! Jusqu'à ce que je tombe sur les Traverseurs et cette opportunité de réparer ma faute.

Le voile d'obscurité celait toute émotion sur les traits de Mila. Pourtant, Kosan pouvait sentir le maelstrom mugir derrière les yeux pâles de la jeune femme, privée de son humanité.

*

Trois heures plus tôt, leur planeur atteignait les abords de l'île de Niakaruu. À l'origine propriété privée, elle avait été gracieusement cédée au bureau de la biodiversité pour sauvegarder l'équilibre fragile de son biome forestier. Arche de Noé pour cervidés comme suidés, les huit cent douze espèces qu'abritait cette végétation caduque étaient ainsi protégées. Dépourvue de gibier à chasser, la noblesse s'était rabattue sur un autre type de proie. Une fois encore, Hélios allait faire les frais de la dégénérescence de sa caste.

— On se réveille !

Le coup de coude de Mila cingla entre ses côtes.

— Je ne dormais pas, grogna Kosan.

Il aurait pourtant aimé grappiller quelques heures de sommeil. L'épreuve qui les attendait ne saurait tolérer la fatigue. Son angoisse l'avait tenu éveillé. Comme Mila.

Devant eux, les aéronefs de leur camp débutèrent leur ballet. L'un bâbord, l'autre tribord, ils enlaçaient en tenaille les flancs de l'île. Leur « armée » visait ses soubassements ; cylindre démesuré qui s'affinait jusqu'à la liaison des tubes.

Les Traverseurs avaient parié sur une meilleure défense de la surface flottante. Hélas, son contrebas n'était pas en reste : pas moins de cinq vaisseaux de guerre prirent en chasse la Mauvaise Graine. David, aux commandes de leur planeur, serra les dents d'appréhension. Par chance, la troupe s'était dotée d'excellents pilotes. Ils surent tirer profit des brises de pentes, engendrées par le relief artificiel des fondations, pour creuser la distance avec leurs poursuivants.

Du côté de Carine, leur aéronef anticipa et s'éloigna plus tôt du danger. Les gardes ne se laissèrent pas duper et seuls deux bâtiments s'échappèrent dans le sillage de leur allié.

— Ça suffira ? s'inquiéta Kosan.

— Il faudra bien.

David inclina le manche et l'altimètre dégringola. Refluant la nausée, l'Aile s'équipa du matériel que lui tendait Mila. Il n'oublia pas de caler le présent de Lupin, non loin de son propre revolver. Le bimoteur esquissait une danse gracieuse entre les sombres cumulus. Il grappillait les derniers instants de nuit pour s'y camoufler. Des gardes restaient sûrement postés sur les plateformes, mais si d'aventure leurs yeux perçaient le noir, ils n'y verraient que l'ombre d'un volatile quelconque.

— Ici, on devrait être assez bas, désigna Mila.

— J'espère que l'Aile sait voler...

David et son goût pour les plaisanteries douteuses... Il avait besoin de ça pour se rassurer, mais elles ne calmaient pas les angoisses du noble.

— Prêt ?

Absolument pas ! Mais Kosan n'avait pas le choix ; déjà, Mila embrassait les nuages. S'il commençait à réfléchir, il ne bougerait pas. Et s'il ne bougeait pas, pas de sauvetage. À quel point fallait-il aimer quelqu'un pour se jeter dans le vide sans filet ?

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