Acte I, scène 7

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Sans Nom marchait à vive allure ; la capuche de son vieil imper rapiécé vissée sur la tête. Comme d'habitude, aucun Talon ne lui prêtait la moindre attention, mais la discrétion s'ancrait en réflexe solide. Celui de l'animal sauvage, traqué, qui sait ne pas avoir sa place au sein de la civilisation.

Elle s'étalait pourtant crânement devant lui. Tête baissée, il sentait la fébrilité redoubler dans le flot des passants, l'agitation éclore dans le brouhaha des allées. Et les odeurs viciées s'apaiser à mesure qu'il se rapprochait du nœud de la Plante.

Quand ses pieds touchèrent un revêtement de dalles lisses et sans jointure, il releva les yeux. La limite au sol dessinait un cercle parfait ; une barrière invisible que les passants évitaient inconsciemment, comme si des ondes répulsives émanaient de l'affreux bâtiment au centre. D'un jaune canari disgracieux, la goutte aplatie comme une flaque ne méritait pas qu'on s'y attarde. Il s'agissait pourtant de l'ascenseur le plus important : point de passage obligé pour qui voudrait émigrer.

Le Cœur convoyait le sang — la vie de Monade — de bas en haut, mais rares étaient les élus qui pouvaient prétendre à emprunter son aorte.

Sans Nom n'avait rien à faire ici.

Un instant, il fut tenté de suivre les conseils de Mitraille, de faire demi-tour. Le Rat leur avait toujours dit : « Circulez, il n'y a rien à voir. » Pourtant, une fois décidé à franchir les entrées oblongues du bâtiment, Sans Nom s'étonna de la masse grouillante de globules rougeauds attendant vainement de pouvoir traverser les ventricules. Tous concentrés et étirés depuis un seul endroit : le comptoir des laissez-passer pour le Cartilage. La majeure partie repartait bredouille ; les portes dorées des ascenseurs restaient docilement closes derrière l'épaisse baie vitrée.

— C'est pour quoi ? Titre de séjour temporaire ou validation de crédits sociaux ?

Un genre de vigile le surplombait, dos droit et bras croisés pour se gonfler d'une quelconque importance. Il semblait guetter une réponse que Sans Nom était bien en peine de lui donner. Le garde le jaugea des pieds à la tête, puis lâcha une onomatopée entre dédain et mépris.

— Je vois... Par là.

Il lui désigna une entrée discrète, dépourvue de panneau. À croire que les rouages de ce système s'évertuaient à entretenir la légende autour de l'Entelechia. Ou bien on présupposait illettrés les candidats assez fous pour s'y risquer.

Sans Nom atterrit dans une salle d'attente à moitié vide. Une standardiste antipathique lui désigna une chaise en plastique inconfortable sur laquelle il patienta un temps indéfini — l'horloge était bloquée sur midi. Il eut tout le loisir d'observer ses camarades d'infortune. Un camaïeu de gris délavés habillait des corps si similaires qu'ils passaient pour des copies de copies. Rien ne ressemblait plus à un Talon qu'un autre Talon. Était-ce vraiment à cela que Sans Nom aspirait ?

Avant qu'il ne puisse regretter sa décision, une porte s'ouvrit. C'était son tour.

Une employée, pincée dans un tailleur serré, l'invita d'un visage fermé à entrer. Le bureau se morfondait dans un néant déprimant, seules une fougère défraîchie, une chaise orangée aux accoudoirs en lambeaux et une machine à écrire pourvoyaient un souffle de survie à l'ensemble. La dame s'installa derrière la table. Avec sa tenue gris terne, elle se fondait dans le décor. Au sommet de l'écran, une drôle de sphère clignota avant de retourner à son état moribond. La femme lui fit signe de s'asseoir, puis le cuisina.

— Vous venez pour l'Entelechia ?

Il hocha la tête, laborieusement.

— Votre nom ?

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant