Acte I, scène 8

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— Je suppose que le succès de cette première représentation de La Vie Sybarite vous a galvanisé, monsieur LaCiodat. Quel est votre secret pour séduire les foules ?

Tassé dans un fauteuil trop mou, Hélios avait l'impression de se dissoudre dans le tissu. Les tons café et tangerine de la pièce étaient habituellement rassurants ; aujourd'hui, il étouffait. Des rideaux lourds barraient les fenêtres, comme si les vitraux ne suffisaient plus à masquer la laideur du dehors, et cerclaient sa prison.

Du coin de l'œil, Christine, la chargée de communication des Alpines, le surveillait, s'assurait qu'il ne commette aucune bourde. Encore une fois, Hélios la maudit d'avoir planifié cette interview en début de matinée. Si au moins la journaliste s'intéressait un tant soit peu au théâtre, l'acteur se serait ravivé de cette discussion. Hélas, elle s'attardait sur des considérations aux antipodes de sa passion.

Il réprima de toutes ses forces un bâillement indécent. Les relents d'une nuit difficile balafraient son masque de circonstance, mais il ne pouvait pas le laisser se fissurer. Il en allait de la réputation du théâtre. Le comédien se munit d'un sourire affable et s'efforça de valoriser le travail d'équipe au sein de la troupe, poussant en avant le charisme d'un Edmond et le talent de Mila.

— Évidemment, le choix d'acteurs confirmés y est pour beaucoup, renchérit la reporter. Pourtant, les rumeurs soufflent que le public se presse davantage aux portes pour voir la magie du prodige à l'œuvre. Il y a moins de deux ans, personne n'avait entendu le nom d'Hélios LaCiodat. Aujourd'hui, il est sur toutes les lèvres du Givre d'Or. Votre ascension est... fulgurante.

Ce n'était même plus une question, mais une insinuation fort déplaisante. Derrière la mine faussement admirative, Hélios reconnaissait bien là le venin des Nerfs. Il ne se départit pas de son sourire et répliqua avec candeur.

— J'ai multiplié les auditions avant que Lupin Malherbes ne me donne ma chance. Après cela, tout s'est vite enchaîné. Mais vous avez raison. Dans le petit monde du théâtre, de trop nombreux talents germent dans l'ombre et mériteraient davantage de lumière. C'est pourquoi j'espère puiser dans un vivier de nouvelles têtes pour les prochains projets d'adaptation des saynètes de Louise Carvier...

— Ne changez pas de sujet. C'est à vous que nos lecteurs s'intéressent, et allons-y franco : ils veulent savoir comment vous êtes passé des bas-fonds de Monade à la scène d'un théâtre de renom en moins de temps qu'il n'en faut à Rivière Loudanet pour retourner sa veste.

— Est-ce que vos lecteurs sont aussi friands de piques sur notre pauvre préfet ?

Hélios avait beau tenter de détendre l'atmosphère sur une note d'humour, il était trop tard. La vipère avait mordu. Et la conversation glissait sur un désagréable enchevêtrement d'épines.

— Avez-vous postulé à l'Entelechia pour vous attirer ainsi les faveurs des bonnes personnes ?

La bombe était lâchée. Une goutte coula sur son front et Hélios desserra son col, se maudissant de ses excès de la veille. S'il n'avait pas tant bu, il aurait sans doute puisé dans sa besace de sarcasme quelque répartie pour mater un tel culot.

Personne ne parlait de l'Entelechia. Personne.

Par chance, la sortie de la journaliste fit réagir Christine. Elle abandonna sa paperasse et bondit de son fauteuil en feutre pour s'interposer entre eux. Son intervention mesurée honorait ses longues années d'expérience dans le domaine de l'image.

— Veuillez m'excuser, madame Bovard, mais je crains qu'il ne faille mettre fin à l'interview. Monsieur LaCiodat a encore beaucoup à faire pour la mise en place de la représentation de ce soir.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant