Acte I, scène 2

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L'Épine d'Argent réunissait, comme s'y attendait Hélios, la substantifique moelle de la bourgeoisie péteuse des Nerfs. Perché au sommet d'une tour effilée, le restaurant comptait sur sa vue imprenable pour attirer une clientèle friquée : trois cent soixante degrés sur l'intégralité de Monade.

Sauf les niveaux inférieurs... toujours invisibles aux yeux du Derme.

Il ne restait au jeune acteur qu'à espérer que l'Épine d'Argent ne compte pas uniquement sur cet atout. Cependant, il gageait que la qualité culinaire suivrait : Lupin n'aurait jamais amené une Aile dans un établissement dont il n'aurait pas été certain du standing.

Un serveur tiré à quatre épingles les conduisit jusqu'à une table où les couverts argentés brillaient dans un agencement d'une géométrie parfaite. Lupin aperçut des collaborateurs près du bar guindé et l'abandonna, curieusement, avec Kosan Manqa. Ce dernier ne s'en offusqua même pas. Les yeux rivés sur la carte, l'Aile faisait mine de s'intéresser à son prochain repas. Alors Hélios, moins inspiré que son directeur pour mener une conversation sans risquer l'impair, laissa son regard vagabonder à travers la baie vitrée.

Le secteur des affaires aux immeubles fiers et lumineux comme des guirlandes se dressait au nord. À sa gauche, le centre historique de Monade subsistait de rénovation en rénovation. À droite, un quartier d'habitation et de plaisance. Hélios plissa les yeux pour distinguer les éléments individuels au sein de cette interminable grappe de balcons ; ils semblaient si minuscules d'ici. Cette idée lui tira un sourire fané. Toute son enfance, il avait fantasmé la vie merveilleuse des Nerfs — et même des Rotules. Il les avait imaginés habiter de grandes villas bordées de lierre, comme il en voyait dans les vieux livres sauvés de la décharge. Finalement, leurs appartements étaient aussi spacieux que son ancienne maison de bric et de broc perchée sur sa colline d'immondices. Le gazon artificiel et le soleil en plus.

Le soleil... Ses rayons ne perçaient jamais jusqu'en bas.

Hélios descendit la ligne des immeubles jusqu'à ce que ses yeux heurtent le Derme : un assemblage de passerelles si dense et si large qu'il fallait faire preuve de curiosité pour remarquer l'existence du niveau inférieur. Le Cartilage. Le domaine des Rotules, la masse ouvrière de Monade. La vraie force de cette cité. Ces petites fourmis qui faisaient tourner les usines et qu'on ne voyait jamais. Sans les Rotules, il n'y aurait pas de Nerfs ; ni d'Ailes.

Ces dernières savaient-elles seulement qu'il existait encore deux autres niveaux ?

Son regard remonta le long de ces gargantuesques tentacules qui balafraient le ciel. Par-delà l'épaisse nappe de brouillard ; les îles. Les Monadiens ne distinguaient que leur revers de béton et de métal laid. En de rares occasions, lorsque la brume opaque se clairsemait, un chanceux pouvait apercevoir quelques luxuriantes verdures et cascades s'écouler de ces archipels.

Et c'était tout. Les tubes constituaient le seul lien avec cet autre monde. Parfois, quand le vent soufflait fort, ils donnaient l'impression de chanter leurs grinçantes lamentations. Certains acheminaient marchandises et vivres aux îles suspendues, d'autres rejetaient leurs déchets. Avaler, déféquer. Un cycle qui touchait sa fin en bas, sous le Cartilage. Ces tentacules traversaient l'épaisse chape de béton et dégueulaient leur précieuse matière fécale dans les usines de recyclage de la Plante.

Ses occupants, les Talons, récupéraient les ressources utiles et le reste — déchets parmi les déchets — finissait sa course encore en-dessous. Dans le Lisier, le territoire des Sans Noms. En grandissant dans ce cloaque, Hélios s'était demandé à quoi ressemblait le soleil. Et maintenant qu'il voyait ses spectres pourpres s'évanouir derrière un horizon vicié de pollution... cela ne lui faisait plus ni chaud ni froid.

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