Acte I, scène 3

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Le metteur en scène en vogue délassait ses jambes en feu sur la banquette en skaï du Boom Sonique. Après le calvaire interminable du repas, il n'aurait pas cru pouvoir rejoindre ses amis dans cette boîte de nuit huppée.

Un calvaire, vraiment ?

Hélios reconnaissait sa mauvaise foi. La nourriture avait été excellente et, si l'on exceptait les horripilantes platitudes et obséquieuses minauderies des convives, le dîner avait été presque agréable. Lorsqu'il fermait les yeux, c'était encore ceux de Kosan qui le transperçaient.

Mais il devait l'oublier.

Monter dans les Nuages ? Quel projet fou... S'il annonçait cela à la troupe, on le reluquerait avec un mélange de sidération et d'effervescence. Puis, reprendre l'ascenseur ? La chair de poule sur sa nuque manifestait les affres d'une peur qu'il ne comprenait pas. Que s'était-il passé la première fois ? Hélios ne s'en souvenait pas et son instinct primaire lui sifflait qu'il en était pour le mieux ainsi.

— Tu viens, Hélios ?

Le rappel d'Edmond le tira de ses rêvasseries. Ses paupières frétillèrent pour faire la mise au point sur le rôle principal de sa pièce : un jeune premier au sourire brillant d'audace et aux yeux malicieux d'ambition. Il avait beau considérer Hélios comme un rival, leurs caractères de battant nouaient entre eux une étrange complicité.

— Où ça ?

Edmond frappa son front de sa paume et soupira.

— Mais tu n'écoutes rien de ce qu'on dit depuis tout à l'heure ! On va à l'Aloha Kua... Ne me regarde pas comme ça, c'est David qui veut absolument marivauder.

Hélios leva des yeux déjà las sur le plafond irisé de fractales colorées. Ce club plus guindé n'apaiserait pas son mal de crâne. Mais David n'avait pas tort. Peut-être que de nouvelles rencontres lui feraient oublier celle, perturbante, de début de soirée.

En un quart d'heure de lévitaxi, la petite bande atterrit sur la plateforme illuminée du Givre d'or. Plus animée de nuit que de jour, la place resplendissait comme un ciel sans brouillard. Un groupe de dames, façonnées par le bistouri, reconnut ce qu'il restait de leur troupe, et mima quelques envolées de baisers. Même David convint qu'il valait mieux se hâter à l'intérieur pour chercher de meilleures cibles. Lui, Edmond, Carine, Sophie et Hélios — traînant de la patte — n'eurent pas besoin de pousser les portes : on les accueillit comme des princes. Dans ce quartier-bulle, le théâtre était hautement respecté.

La tête encore dans les nuages, le metteur en scène se laissa dériver à travers couloirs et comptoirs. Chacun de ses camarades s'investissait dans une vive conversation avec un pair. Hélios n'allait pas s'immiscer. C'est à peine s'il remarqua David lui glisser un verre d'une liqueur inconnue entre les doigts et ces quelques mots d'encouragements : « Détends-toi, relâche la pression et va t'amuser, monsieur le tyran. »

Une palanquée de gorgées plus tard, Hélios se décida à suivre ce conseil. Sa vision floutée dansait sous l'effet des effluves éthyliques. Il scanna comme un automate l'espace et crut que son esprit lui jouait un mauvais tour.

Impossible.

Il avait trop bu. Oui, cela ne pouvait être que cela. Kosan Manqa ne pourrait pas, sinon, se trouver là. Hélios devait rêver.

Pourtant, l'hallucination pivota et l'aperçut. Installé dans un carré de fauteuils, Kosan ne semblait prêter aucune attention au magnum de champagne ni au minet qui tentait sa chance pour l'impressionner. Il pencha légèrement la tête et fronça d'épais sourcils, sans doute aussi surpris de découvrir le jeune acteur ici. Sauf qu'Hélios se trouvait sur le territoire des Nerfs. Une Aile n'avait rien à y faire ! Enfin... Une Aile avait, bien sûr, droit de séjour partout sur Monade, mais c'était bien la première fois en deux ans qu'Hélios en trouvait une pour se mêler ainsi à la populace. Dans la pénombre, le public devait le prendre pour un métis, sans ça, chacun irait de ses messes et de sa curiosité déplacée.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant