Acte II, scène 6

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Hélios n'eut pas l'occasion d'un nouveau face-à-face avec Kengé dans les jours suivants. Réunions, visites, assemblées du Conseil et autres entretiens... La cellule de crise ouverte depuis l'attaque de Silimsha battait son plein, et le président s'évaporait tel un mirage insaisissable.

Heureusement — ou pour son plus grand malheur — Muhammad se fit un plaisir sclérosé de guider l'invité à travers la demeure labyrinthique. On aurait pu y caser vingt fois l'appartement — pourtant impressionnant — d'Edmond. Il allait sans dire que luxe et faste imposaient la norme dans ce dédale de couloirs marbrés, halls charpentés de piliers ouvragés et de puits de lumière naturelle. L'acteur renonça rapidement à chercher un intérêt à chacune de ces salles. La plupart n'étaient vraisemblablement pas faites pour être utilisées. Il se sentait comme le héros déchu de sa pièce, s'émerveillant comme il s'horrifiait du palais ridiculement riche de Giovanni Belamonte.

Durant la visite, ils croisèrent quantité de serviteurs. Petites mains passées maîtres dans l'art de la discrétion, Hélios les remarquait pourtant de ses yeux explorateurs et s'étonna d'y trouver une majorité de blancs. Il se risqua à poser la question, s'attendant à une nouvelle pirouette d'esquive de la part de Muhammad. Aussi, fut-il surpris quand son guide lui répondit sans détour :

— Nous choisissons souvent notre personnel parmi ceux qui viennent accomplir l'Entelechia. La plupart sont très heureux de rester.

— Était-ce mon cas ?

Muhammad fit mine de ne pas avoir entendu et l'entraîna vers un patio où fleurissait une roseraie. Hélios soupira : s'attelait-on à lui cacher quelque chose ou la perte de ses souvenirs attisait-elle sa paranoïa ?

Une fois seul, Hélios avait alors essayé d'engager la conversation avec ces invisibles qui lustraient les sols et polissaient les bibelots en permanence ; la plupart lui renvoyèrent une expression mutique et désemparée. Puis ils s'excusaient platement et prétextaient une autre tâche à terminer, de préférence loin de lui. L'un d'entre eux finit par lui avouer entre des lèvres frémissantes :

— Je n'ai pas le droit de vous parler.

La révélation tissa une toile de malaise tenace en lui.

De coqueluche du Givre d'Or, le voilà rétrogradé au rang d'indésirable dans le palais le plus féérique qui soit. Le Rat ou Mitraille ne manqueraient de le railler d'un « j'te l'avais bien dit ». Carine et Edmond, eux, riraient avec lui. Mais ses amis étaient traqués. Et seraient exécutés comme ce malheureux sénateur s'ils décidaient de le retrouver.

Son cœur se serra.

Au bout de deux jours, il sentit l'atmosphère l'étouffer. Les jardins environnants pouvaient bien s'étendre sur des centaines de mètres ; au bout, de hautes murailles et des miradors veillaient à protéger l'enceinte de toute intrusion. Ou de toute sortie.

Combien de temps allait-il tenir dans cette prison dorée ?

Le soir même, Kengé vint le trouver.

Hélios s'était installé dans une bibliothèque plein sud. À cette heure, les rayons vespéraux baignaient les lieux d'une lueur fauve. Les ventaux extérieurs battaient au vent et faisaient danser les particules entre les rangées de papiers. L'acteur s'absorbait sans conviction dans la lecture d'une œuvre fade, incapable d'en assimiler les mots malgré ses facultés de mémorisation. À quoi bon ? Il ignorait s'il pourrait remonter sur les planches un jour.

Des étoffes bruissèrent ; quelqu'un entrait. Hélios ne releva même pas le nez de sa lecture sans saveur. Il s'agirait d'un énième serviteur disposé à l'ignorer.

Les sœurs Carmine ? Bon choix. J'apprécie grandement Levetti.

Hélios cligna des yeux, tiré d'une torpeur trop longue par cette voix familière. Kengé bascula dans son champ de vision et n'attendit pas sa permission pour installer ses fastes atours dans le fauteuil d'en face.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant