Acte V, scène 10

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Une fascination horrifiée frappa Kosan.

À travers la baie du Quetzal, le vaisseau mère des Traverseurs, le ciel se voilait de pourpre. Une fumée noire, acre, s'élevait pour engloutir les nuages et teindre le spectacle d'une touche d'apocalypse.

Jusqu'au dernier instant, l'Aile n'avait pas pris la mesure de ce qu'il avait commis. Il avait presque voulu savourer une bouchée de victoire après son entrevue avec Sara. Le général aux anges, ses crimes absous, Kosan avait même glané quelques moments d'insouciance avec Hélios.

Aujourd'hui, la réalité obscurcissait le panorama. Ce n'était pas qu'un oiseau géant au plumage charbonneux qui chutait, c'était une terre préservée, un monde civilisé, des familles unies. Une société tombait pour en avoir méprisé une autre.

Trois îles, sur les six visées, étaient mortes. Un taux de « réussite » inespéré. Les Ailes payaient cher le prix de leur aveuglement, alors Kosan détourna le regard.

Mila s'était figée à sa droite. Liés par une étrange complicité, teintée de violence, ils se rapprochaient dans l'adversité. Les lacs gris de ses yeux s'étaient figés sous un givre impénétrable. Une seconde de peine, pas plus.

Le cuir renforcé de sa manche frotta ses paupières pour les réanimer, puis elle darda Kosan avec fureur.

— Me regarde pas comme ça !

Alors l'Aile reporta son attention sur la silhouette ornée de prestige qui trônait au centre de la salle de commandement.

Difficile de manquer l'effervescence qui gagnait les militaires. Un frémissement de barbe taillée trahit un sourire du général. À des lieues de toute pudeur, Cassendi brandit un discours empreint de satisfaction.

— Le jour que nous attendions tous est enfin là. Celui où nous nous réapproprions nos terres, notre cité. Regardez-les ! Regardez-les fuir et trembler ! La peur change de camp. Il ne tient qu'à nous de saisir cette occasion de transformer nos vies, de placer la justice et l'équité au cœur de nos préoccupations. « Blanc », « Terreux » ne seront plus jamais des insultes. Cap sur Centrale !

Un discours de politicien plutôt que de militaire. Kosan profita de l'obscurité partielle pour dissimuler une grimace. Un concert d'acclamations et applaudissements couvrit le ronronnement des moteurs qu'on accélérait. Mila s'y joignit ; avec mollesse.

Kosan hésita. S'il n'avait pas plié devant Kengé, il n'en serait rien devant Cassendi. Garder les bras croisés allait lui attirer de nouvelles défiances. Tant pis ; sa couleur de peau s'en chargeait déjà.

L'assemblée se dispersa, chacun regagna son unité. On passa en revue armes et équipements. Mila s'était vue affectée dans la garde rapprochée de l'amiral Fa, Kosan avait suivi. Le général ne s'y était opposé. Il aurait pu rester à l'abri, avec Hélios, le temps que la tempête se calme. Après le miracle accompli avec sa sœur, sa dette était remboursée. Mais l'Aile s'était fait une promesse : celle de tuer Kengé.

Il n'espérait pas grand-chose. Certainement pas franchir l'épais cordon de gardes présidentiels pour briser lui-même la nuque du scélérat. À la rigueur, assister à sa défaite serait un bon pis-aller.

Le groupe de Fa le placerait au cœur de l'action, en première ligne. Ses chances d'y passer étaient non négligeables et Mila l'avait plus que prévenu : « Hors de question que je couvre tes arrières ! J'aurai d'autres chats à fouetter. »

Il n'aurait pas supporté d'attendre. Il avait initié le déluge, il assumerait. De toute façon, Yandé n'avait pas été très optimiste concernant son avenir.

Il ferma les yeux. Un sourire timide et l'éclat familier de prunelles grises passèrent sous ses paupières. Un souvenir à archiver précieusement.

— Bon, t'es prêt ?

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant