Acte III, scène 10

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Nous avions choisi de boire le calice jusqu'à la lie. Nous savions notre temps compté, sans jamais en parler, aussi m'empressais-je de capturer chaque seconde, chaque mot, chaque souffle, chaque étreinte. De temps en temps, quelques ombres entachaient ton sourire. Je ne souhaitais que les chasser d'un revers de manche ; tu te rhabillais d'une joie très mal jouée. Ma porte restait ouverte, mais je ne te forçais pas à la confession. Je devinais les sujets qui te taraudaient : entre le sort de ceux que tu avais laissés en bas et l'animosité d'Archibald.

J'avais naïvement espéré cette dernière occise. À l'issue d'une conversation houleuse, il m'avait présenté ses excuses et juré qu'il ne s'interposerait plus en travers de notre relation. À défaut de l'approuver, il s'efforcerait de l'accepter. Dire que je l'ai cru...

Nous vivions idiots, nous prétendions l'insouciance et nous nous complaisions dans ce bonheur éphémère. Pendant ce temps, les remous agitaient le monde et l'embrasaient.

—Vous ne devriez pas y aller seul.

La prévenance légendaire d'Archibald : il apportait ma veste et ses mises en garde. Je tournai un sourire ironique vers mon serviteur.

— Je ne serai pas seul. Il y aura au moins Shangar et Hélios.

Ses yeux outrageusement levés au ciel soulignèrent la stupidité de mes propos. Ce n'était pas avec mon pilote et mon amant que je risquai d'être protégé, mais je ne souhaitais pas m'encombrer. Je pensais mon refus clair ; ce serait mal connaître Archibald que l'imaginer renoncer si vite.

— Je suis sérieux, Kosan. Avec la menace terroriste qui plane en ce moment, ça ne me rassure pas de vous savoir sans escorte. Demandez au moins à Nghollo-dao de prendre quelques hommes pour...

— Il n'y a aucun monde dans lequel tu parles de ma petite escapade à mon capitaine. Je tiens à la discrétion.

— C'est vrai que se promener avec un tribut est un parangon de discrétion... bougonna-t-il.

Mes lèvres se retroussèrent d'amusement et mon clin d'œil complice renfrogna mon serviteur trop zélé.

— Justement, c'est mon alibi. Si par malheur, Kengé ou l'un de ses sbires apprend notre petite escapade, il s'agira d'une simple visite de courtoisie à un ami qui concédait aimablement à faire découvrir son île à un étranger. Quant à la menace terroriste, je la redoute bien moins que les menaces intérieures.

Archibald grimaça.

— Vous ne devriez pas dire ce genre de chose. Les murs ont des oreilles.

— Je voue une entière confiance aux gens de mon domaine. As-tu des doutes à me confier ?

— Aucun. Ces histoires de Traverseurs me rendent juste nerveux. J'ai l'impression qu'ils ont déjà placé des espions partout.

Des îles en bordure attaquées et pillées, quand d'autres étaient simplement ralliées à leur cause... Cassendi, la tête des Traverseurs, avait réussi l'exploit de démontrer force et autorité depuis qu'il avait resurgi de l'ombre quelques semaines auparavant. Le sujet avait mis le Conseil en ébullition et distendu nos liens avec l'exécutif. Je m'inquiétais davantage des changements politiques à venir que d'une attaque providentielle de ces terroristes. Je me devais d'avoir une conversation privée avec Moussif M'Bahla. Si mes murs n'ont pas d'oreilles, ceux du Conseil, si.

À l'époque, je n'avais pas l'intention de trahir Kengé, encore moins de rejoindre le groupuscule de Cassendi. Mais il me fallait une alliance. Une alliance pour contrecarrer les ambitions autoritaristes de notre dirigeant. Car je pressentais qu'il voyait en cette dissidence de nouvelles opportunités. Le scénario se profilait avec ses gros sabots : dépouiller une île de sa sécurité, faire en sorte que les Traverseurs l'apprennent, s'outrer de l'attaque, déclarer la loi martiale, et s'arroger les pleins pouvoirs.

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