Acte III, scène 5

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Je remontai soigneusement la culasse de mon fusil, puis glissai les munitions de caoutchouc dans la chambre. La sensation n'était pas la même qu'avec une arme réelle, mais je m'en contentai très bien. Le plaisir de la chasse n'en devenait que meilleur sans le sang d'innocents sur les mains. Beaucoup de mes pairs n'étaient pas du même avis, mais le Conseil avait statué et je me félicitais d'avoir voté pour la préservation de la faune sur Niakaruu.

Bien sûr, le choix du gibier de substitution nous déshonorait, mais à l'époque je n'estimais pas les humains de la Surface plus que des animaux.

Archibald me tendit un béret à la visière proéminente. Je le remerciai de l'initiative. En ce début de printemps, le soleil matinal brillait d'un blanc laiteux dans un ciel exceptionnellement dévoilé. Une chasse agréable en perspective. Mon serviteur se retira avec sa discrétion idoine et je m'en allai retrouver mes semblables — amis ou rivaux, la distinction était menue dans mon monde.

— Ah, Kosan ! J'ai cru que tu n'allais jamais t'arrêter d'astiquer cette arme.

Je tâchai de ravaler toute trace d'exaspération avant de rendre son salut à Moussif M'Bahla. Le sénateur ventripotent était un boulet pesant autant qu'un allié politique à ne pas négliger. Aussi m'efforçais-je de nourrir une amitié de façade avec le législateur, laquelle finit par devenir presque sincère. Il se pavanait fièrement entre les massifs de pétunias ; redingote pimpante, bottes cirées et réplique de Winchester lustrée. Une mise bien inutile pour qui s'apprêtait à patauger dans la gadoue des sous-bois, mais les Nuages avaient érigé l'apparence en loi.

Je jetai un œil curieux à la foule inhabituellement dense.

— C'est le beau temps qui a ramené autant de participants ?

— Plutôt les rumeurs. Il paraît que Kengé-dao prévoit d'assister au déjeuner de clôture. La petite noblesse des îles périphériques n'allait pas perdre l'occasion de s'immiscer dans les bonnes grâces de notre cher président.

Ces derniers mots, riches de sarcasme, m'arrachèrent un sourire. Moussif et moi avions la même opinion de notre dirigeant : une contrainte dont il fallait s'accommoder. Nous devinions quelle graine de tyran ce loup aux dents longues couvait, mais si nous avions su qu'il déploierait si vite ses crocs, nous ne nous serions pas contentés de piques sous le manteau.

Mon ami me délaissa pour saluer ses connaissances, alors je m'autorisai un regard sur ce qui nous réunissait ce matin-là : le gibier. Une brochette de cages grotesques s'alignait face à la forêt. Leurs prisonniers s'agitaient nerveusement sur les barreaux rouillés. Ils tenaient à peine assis dans ces minuscules replis. Aujourd'hui, une telle vision me révolterait. À l'époque, je les analysais comme des denrées sur l'étal d'un marché. Ne crois pas que je n'éprouvais aucune considération pour ces gens, je me voilais simplement la face en me retranchant derrière une excuse pathétique : le choix était leur.

La plupart jetaient des regards affolés aux alentours ou dégoisaient litanies de suppliques. Peu de maîtres se donnaient la peine d'expliquer à leurs tributs mis au rebut que nous n'allions pas les tuer. Ils avaient pioché ces pauvres hères dans les arrivages de l'Entelechia, s'en étaient lassés au bout de quelques semaines et s'en débarrassaient à l'occasion des chasses. Le traqueur qui attrapait une proie pouvait opter pour la garder à son service ou en disposer. Alors on l'envoyait sous les îles, à la maintenance des réacteurs ; ou plus bas encore.

Mes adversaires examinaient donc les « marchandises » pour choisir celles à cibler. Cela ne m'intéressait pas. Je jouais pour le sport. J'étais un homme de peu de besoins et Archibald me suffisait. Quant aux autres formes de « services », nous n'entretenions plus la moindre connivence charnelle depuis au moins cinq ans, et j'étais seul, depuis. Mes dernières relations avaient duré moins longtemps qu'une réunion du Conseil. Mes proches me serinaient que ma proximité avec Archibald m'engluait, mais je ne saurais y renoncer.

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