Acte III, scène 8

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Le soleil déclinait. Ses langues fauve léchaient la cime des ifs et baignaient le hall de tons vespéraux lorsque tu parus. Je scrutais d'un œil appréciateur la tenue que t'avait octroyée Archibald, un complet-veston aux teintes bleu marine. Les boutons d'argent relevaient l'éclat de tes yeux et les fines coutures dorées soulignaient ta silhouette élancée. Je ne prenais pas grand risque à parier que c'était la première fois que tu revêtais des vêtements d'une telle qualité ; tu le manifestais à ta façon discrète de tirer sur les pans d'un accoutrement qui te mettait mal à l'aise.

Tu louchas en retour sur le mien. Je n'affublais que rarement des habits traditionnels de ma classe — je leur préférais mes sempiternels costumes sombres pour le travail. Néanmoins, à l'occasion d'une sortie informelle au sein de la haute-société, il aurait été impensable — et mal vu — que j'omette d'afficher mon appartenance à l'une des familles fondatrices des îles.

Je laissai néanmoins les effusions de couleurs à des personnalités plus raffinées, comme Sadaou ou Awa. Un triste camaïeu de gris délavait mon kufi et mon boubou cintré.

Je me levai et tu m'emboitas le pas. L'aéronef lévitait sur l'esplanade dans l'attente du départ. Je m'apprêtais à grimper la passerelle quand je remarquai que tu t'étais arrêté. Tu fixais, comme hypnotisé, l'horizon où mourrait les derniers rayons du soleil. Il te fallait visiblement plus que deux semaines pour t'habituer à ce spectacle inédit. J'en souris.

— Tu viens ?

Tu sursautas et trottas pour rattraper ces instants contemplatifs glanés. Un air coupable empourprait tes joues, mais je me souciais peu d'un éventuel retard. Au contraire, si cela pouvait me permettre d'esquiver les commères qui voudraient me parler de ma famille...

Le vol jusqu'à Centrale dura un bon quart d'heure et le sang eut le temps de déserter tes joues à mesure que les cahots faisaient tressauter l'armature volante. Si le trajet te rendit malade, tu n'émis aucune protestation. Un silence de plomb habitait l'aéronef. J'avais tenu à ce que nous sortions sans Archibald, car je sentais bien les étincelles qui agitaient l'air quand vous étiez en présence. J'osai croire, à l'époque, que cette rivalité ne serait que passagère.

Le dirigeable se posa sur l'île principale et tes yeux s'écarquillèrent d'ébahissement lorsque nous mîmes pied à terre, si bien que je dus t'empoigner le bras pour t'éviter une chute. Si de Centrale, tu n'avais vu que le Cœur et la résidence de ma cousine, je pouvais comprendre le choc de découvrir Malambo, le quartier des arts et des divertissements.

À la tombée de la nuit, les ponts qui enjambaient des ruisseaux facétieux se paraient des lueurs des lampions. Les lucioles s'éveillaient et piquetaient de points chatoyants les bâtiments aux silhouettes façonnées de folie ; à croire que des architectes divins s'étaient donné le défi de rompre avec la gravité. Ce qui n'était pas loin d'être le cas : des traces de lévitorium avaient été injectées dans des encaissements rudement protégés et donnaient à ce monde flottant des airs de rêve en suspension.

Nous nous dirigeâmes vers le théâtre à l'allure de pagode céleste où la représentation devait démarrer dans moins de cinq minutes. Je parcourais l'immense hall marbré de longues foulées, hélas, entre nous et la salle de spectacle, une silhouette familière discutait avec une brochette de militaires. Elle se tourna vers moi et m'adressa son large sourire d'une blancheur à faire pâlir la neige.

— Mais ne serait-ce pas notre audacieux conseiller ? C'est toujours un plaisir de te croiser, Manqa-dao.

La forêt de regards intrigués des pontes de l'armée se posèrent sur nous. Je me serais évidemment passé de ce contretemps. De toutes les Ailes que j'aurais pu croiser ici, Sadaou était le seul dont je ne pouvais m'esquiver sans commettre un crime de lèse-majesté.

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