Acte V, scène 16

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Le soleil rare du matin se frayait un chemin à travers la bâche tirée sur les décombres de la verrière. Kosan se souvenait de cette soirée tragique aussi sûrement que si elle avait eu lieu la veille. Les balles avaient plu sur le délicat dôme aux allures de sucre glace, avant qu'il conduise Sadaou Kengé à l'abri. Où en seraient-ils aujourd'hui, si son coup d'État sur Silimsha n'avait pas échoué ce soir-là ?

Tout d'abord, Moussif M'Bahla n'aurait pas manqué de lui envoyer une facture salée pour la verrière cassée. Cette pensée fit sourire Kosan, puis lui déchira le cœur. Le personnel continuait à entretenir l'île avec une méticulosité tout à leur honneur, mais sans le souffle de son sémillant propriétaire, elle prenait des airs de caillou triste et stérile.

Il préférait quand même se trouver ici, dans ce manoir désossé dans l'attente d'un prochain occupant, que sur sa propre île. Après sa confiscation, elle avait été léguée à un quelconque notable proche de l'ex-président. Il allait probablement falloir de longues tractations avant qu'il puisse retrouver son bien. Mais Kosan n'était plus vraiment sûr de vouloir retourner là-bas.

Cela faisait à peine une semaine que la guerre était terminée. Il aviserait, plus tard.

En attendant, Imani, la gestionnaire de l'île et amie fidèle de Moussif, l'accueillait généreusement sur son fief. Kosan la croisa alors qu'elle descendait le large escalier en colimaçon, une panière débordante de linge entre les bras. Elle avait troqué ses traditionnelles robes colorées contre une tenue plus fonctionnelle et pratique, aux tons tristes du deuil, et ses cheveux autrefois tressés se déployaient en crinière indomptable.

Comme s'il soupçonnait d'où elle venait, il se permit une question, désormais éculée :

— Comment va-t-il ?

Elle haussa les épaules.

— Ni moins bien, ni mieux. Aucun changement.

Kosan acquiesça. Inutile d'épiloguer ou de se ronger les sangs. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre. Attendre et espérer. D'un mouvement de bassin, Imani rehaussa la panière et l'ancien politique réalisa son manque de courtoisie.

— As-tu besoin d'aide ?

Elle dut se tordre le cou derrière la pile de draps pour lui faire face. Elle opta pour ce sourire de façade que Kosan lui connaissait bien.

— C'est gentil, ça ira. Je suis encore capable de porter une lessive toute seule. Et Monsieur le conseiller a sûrement mieux à faire que des tâches domestiques, non ?

— Je ne suis plus conseiller.

— Vous n'allez pas reprendre votre poste avec le nouveau gouvernement ?

Kosan retint une grimace. Il était au contraire soulagé que Cassendi ne lui ait rien proposé. Sa visibilité sur l'avenir, ces derniers temps, n'allait pas au-delà du dîner.

— Je ne sais pas.

Un ange passa, la panière devait peser entre les mains d'Imani, alors elle reprit son chemin jusqu'en bas des marches. Une désagréable impression d'inachevé restait en travers de la gorge de Kosan. Il avait encore des choses à dire ; des choses difficiles à dire.

— Je suis désolé pour Moussif, déblatéra-t-il d'une traite.

Imani s'arrêta, mais ne se retourna pas. Sans doute Kosan aurait-il aperçu quelques fissures sur son masque d'affabilité.

— Vous savez, M'Bahla-dao avait beaucoup de défauts, mais s'il y a bien une qualité dont il se vantait, c'était sa droiture. Il avait ses principes et il s'y tenait, plus borné qu'une mule. S'il a décidé de vous aider en sachant les risques, c'est qu'il était convaincu du bien-fondé de votre action.

Kosan hocha la tête. Il reconnaissait bien ce portrait.

— Cela n'empêche pas qu'il me manque, ajouta-t-elle dans un murmure.

Elle repartit pour de bon. Kosan médita quelques secondes avant de monter vers les étages. Les couloirs alignaient leurs portes dans une rigidité militaire. Si les héritiers de M'Bahla n'avaient pas encore vendu l'île, ils n'avaient pas manqué de dépouiller le manoir des œuvres d'art hors de prix qu'affectionnait l'ancien propriétaire. Les fantômes des cadres laissaient des empreintes claires sur le papier peint et ceux des statues, des auréoles sur le parquet. Le monde avait continué à tourner pendant ses semaines de cavale. Dans ce décor dépouillé, ses pas résonnaient dans un écho funèbre. Cependant, Kosan savait qu'il ne dérangerait pas foule.

Il atteignit une porte aussi neutre que les autres, un regain d'anxiété le prit alors que sa main se posa sur la poignée. La chambre d'invité était confortable, pour ne pas dire luxueuse. Une cheminée crépitait doucement dans l'angle, dispensant une aura rassurante. Pourtant, comme à chacune de ses visites, il craignait une mauvaise surprise. Mais — Imani l'avait promis — rien de neuf.

Hélios était toujours là. Les paupières alourdies et scellées depuis presque une semaine, le teint plus pâle que le palais de marbre du président et les lèvres sèches et craquelées comme ces terres arides abandonnées à la pollution au lévitorium. Du récit de Naomi, l'artilleuse de la Mauvaise Graine, Kosan avait pu retracer les évènements improbables qui avaient mené Hélios à cette situation. Dire qu'il avait cru le mettre à l'abri en l'envoyant dans le dirigeable de Lupin...

Après son acte suicidaire qui faisait de lui le vrai héros de la révolution, les zeppelins des Traverseurs avaient canardé le dirigeable de Kengé faisant machine arrière. L'acte n'était sans doute pas le plus réfléchi. Par miracle, on avait retrouvé Hélios non loin des vestiges en flammes du crash. Il s'était extrait à temps. Mais avait sombré dans le coma.

On l'avait transporté à l'hôpital de Centrale, le service spécialisé dans les incidents radiologiques avait nettoyé toute trace de lévitorium, et soigné les impacts de balles. Puis les lits se retrouvant tous saturés entre les blessés au combat et les transferts de la Surface, on l'avait déplacé. Dans la situation instable et chaotique qui suivait la mort du président, un coup d'État et l'attentat le plus violent que Monade ait connu, Kosan avait songé que l'île de M'Bahla serait le refuge le plus tranquille.

Finalement, Yandé n'avait pas inventé cette histoire de mutation et de résistance au lévitorium ; les médecins Ailes l'avaient confirmé : une telle dose aurait tué un humain normal. Pour autant, aucun de ces spécialistes n'était à même de prédire quand il se réveillerait, avec quelles séquelles, ni même s'il se réveillerait.

Alors Kosan goûtait son impuissance, réduit à veiller le malade, comme Hélios l'avait fait pour lui. Une retraite hors du temps, qui lui donnait un prétexte tout trouvé pour prendre ses distances avec les Traverseurs. Il n'avait pas digéré la chute des îles, les centaines de morts qui en avaient découlée et l'invasion de la place forte présidentielle... au prix du sacrifice des nombreux Traverseurs restés en arrière-ligne.

Il faisait probablement une erreur, en se terrant ici pendant que se prenaient les nouvelles directives. Lupin le lui avait d'ailleurs martelé lors de sa dernière visite. « Ne laisse pas les avides du pouvoir décider du changement pour lequel nous nous sommes battus ! » Il aurait aimé suivre son conseil, mais Kosan n'était plus imbu de lui-même au point de croire que ses initiatives étaient les meilleures. Après tout, il avait été aux commandes de Monade, et n'en avait rien fait. Autant passer le temps qu'il lui restait avec Hélios.

Il ferait quand même une exception aujourd'hui.

Il se pencha et caressa distraitement les cheveux du patient endormi, avant de lui chuchoter :

— Je dois partir. Cassendi prévoit un discours important après le défilé militaire sur Centrale. Je suis invité, il faut au moins que j'assiste à ça. Et puis... Lupin voulait qu'on règle les formalités pour les funérailles d'Edmond. Si tu pouvais te réveiller avant qu'elles aient lieu, ça lui ferait plaisir, tu sais...

Kosan resta fixé sur ce visage familier et désormais douloureux à contempler, puis leva les yeux au ciel. Comme si Hélios pouvait l'entendre... Il était ridicule à parler seul. Alors, d'un soupir, il prit congé et se dirigea vers l'aéronef emprunté à M'Bahla.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant