Acte III, scène 12

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Le local de Pile empestait le désinfectant frelaté et le renfermé. L'ampoule grésillait, alors que les batteries du générateur faiblissaient. Hélios la fixait avec attention sans la voir. À ses côtés, Kosan s'essoufflait, épuisé de remuer les souvenirs douloureux qui les avaient liés. Hélios n'écoutait plus vraiment, piégé dans une prison mentale dont il avait perdu la clé. Les sévices de Kengé s'y rejouaient encore et encore, pantomime grinçante, scène unique et tronquée ; la pire.

— Et après ? demanda-t-il à Kosan d'une voix blanche.

L'Aile déchu soupira.

— Après, j'ai sombré. J'ai continué à travailler au Conseil, en parfait pantin à la botte de Kengé. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Plus rien n'avait de sens. Je traînais ma culpabilité comme un boulet, persuadé que rien ne saurait l'expier. Je t'en voulais d'être redescendu et je m'en voulais de t'en vouloir : je n'osai imaginer ce que tu avais traversé pour préférer l'effacement.

Kosan semblait à bout, mais Hélios n'esquisserait pas le moindre geste de réconfort. Que devait-il penser de cet homme qui l'avait laissé entre les griffes de Kengé ? Qu'importe ses bonnes raisons...

— C'est Lupin qui m'a sorti du trou, poursuivit-il. Il n'a pas tout de suite cherché à me rallier aux Traverseurs, même si son intention crevait les yeux. Je savais que, malgré le drame, tu avais au moins pu redescendre avec suffisamment de crédits pour devenir Nerf. Je te les avais octroyés et Kengé ne s'était pas opposé. J'ai repensé à la couverture de directeur de théâtre de notre ami commun, et lui ai demandé de t'embaucher. Ça ne remet pas en question ton mérite ! Si ça peut te rassurer, il a vite oublié sa réticence initiale et admis ton talent.

Présentement, apprendre que Kosan l'avait pistonné était bien le cadet de ses soucis. L'Aile enchaîna:

— Je pensais que sa troupe essayerait de te rallier aux Traverseurs, mais ils ont eu vent d'inquiétantes nouvelles : Kengé a exigé que tout tribut repassant par le Cœur soit intégré au projet de l'Œil. À l'origine, cette mesure devait ne concerner que les potentiels dissidents. Avec la « guerre », je suppose que sous n'importe quel Surfacien couvait un rebelle en devenir.

Par réflexe, Helios ferma les yeux, comme si cela pouvait couper cette épouvantable sensation d'être épié.

— J'ai été horrifié de le découvrir et ai donc commencé à transmettre des infos du Conseil aux Traverseurs. J'ai alors fait la connaissance de Marysa, une espionne qui travaillait comme domestique dans le manoir présidentiel.

— Celle qui m'a donné la lettre ?

— Oui.

— Ils l'ont eue. Je suis désolé.

— Je sais. Ce n'est pas de ta faute.

Et pourtant, s'il n'avait pas cherché à la retenir...

— Marysa nous a dévoilé les méthodes de torture qu'emploie Kengé sur les prisonniers politiques. Une façon de faire évidemment illégale, des interrogatoires menés par des barbouzes dans sa propre demeure. Il injecte des souvenirs de personnes qui ont réellement subi ces sévices. Ses victimes revivent alors un nombre sans limites de situations traumatiques, jusqu'à qu'elles craquent. Les bourreaux n'ont même plus besoin de se salir les mains. Je compris que c'est comme ça qu'il t'avait détruit. Je n'avais plus affaire à un politicien trop ambitieux, mais à un monstre.

Hélios rangea ses paumes entre ses cuisses pour les empêcher de trembler.

— Après cette révélation, je n'ai conservé ma couverture que pour pouvoir le tuer de mes propres mains. C'était ce qui était prévu ce soir-là, sur Silimsha : Kengé viendrait, attiré par ta présence. Connaissant son ingérence, je songeais qu'il s'imposerait pour être sûr que je ne profite pas de nos retrouvailles. Les Traverseurs attaqueraient alors. Dans la confusion, je l'isolerais de ses gardes et l'assassinerait, pendant qu'Archibald t'évacuerait vers un aéronef. Comme tu as pu le constater, la réussite a été très mitigée : Kengé a envoyé un clone au lévitorium à sa place, et Archibald m'a trahi.

Un silence tomba dans le local encombré.

— Je suis désolé, Hélios.

Le silence alourdit l'air étouffant.

— Je t'en prie, dis quelque chose...

Hélios releva un regard terne vers celui qui prétendait avoir été son amant. Ce n'était pas comme la fois où Kengé l'avait abreuvé de bobards, Hélios savait que Kosan disait vrai, personne n'aurait pu jouer si bien la culpabilité. Pourtant, comme avec Kengé, il n'arrivait pas à concevoir cette vie qui s'était déroulée sans lui.

— Je... je vais te laisser te reposer, tu dois être fatigué avec l'opération et tout ça...

Il se leva, ses jambes engourdies le trahirent, il tituba, Kosan le rattrapa.

— Tu ne me crois pas ?

Ses yeux luisaient d'une détresse intense, un douloureux désespoir sourdait de ses traits lessivés ; Hélios se sentait impuissant devant l'incendie.

— Si, je te crois, mais...

Il y avait forcément un « mais ».

— Kengé aussi m'a raconté des choses... Je sais bien qu'il me mentait, il a essayé de me tuer ! s'empressa-t-il de préciser. Mon esprit est confus. Toutes ces choses que tu m'as décrites, elles se sont produites, mais je ne les ai pas vécues. Je ne sais pas si tu retrouveras la personne que tu as aimée.

Le fuyard récupéra sa manche et se hâta vers la porte.

— Hélios, qu'est-ce qui s'est passé chez Kengé ? Qu'est-ce qu'il t'a raconté ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ?

— Rien.

— Tu réagis comme il y a deux ans : tu fuis. Il y a d'autres moyens. Tu n'es pas obligé de tout prendre sur toi. Laisse-moi t'aider, s'il te plaît.

Ne m'abandonne pas, pas une deuxième fois, aurait-il aussi bien pu rajouter. Kosan avait ses frayeurs, Hélios entretenait les siennes. Celle d'une grande ombre aux tresses vénéneuses qui serpentaient sur lui. Est-ce que partager ce tourment l'allègerait ? Non, cela ferait qu'alourdir la culpabilité suintante de Kosan. Des excuses, toujours des excuses.

— Bonne nuit.

Lâche, Hélios tira la poignée. Lâche, il s'extirpa de cette touffeur sans un regard en arrière. Lâche, il fonça vers son ancienne chambre, ignorant les questions de Pigment. Lâche, il trouva cachette sous les ténèbres de sa couette dépouillée et s'endormit d'un sommeil tourmenté.

EntelechiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant