Sans Nom renfila un pantalon si élimé qu'il semblait avoir parcouru vingt fois les strates de Monade, avant de retomber dans la Plante. Des bretelles taillées dans une chute de tissu rêche le maintenaient sur ses hanches trop étroites. Le tout lui conférait une allure peu glorieuse. Qu'importe ; ici, on ne souciait que de ce qu'il cachait en dessous. Il compléta l'ensemble d'un pardessus dérobé à un cadavre de la Décharge et se retourna vers le type étalé, bras en croix, sur le matelas dévoré par les mites. Ce dernier daigna émerger de sa léthargie pour lui adresser un regard. Encore enivré d'envie. Sa bouche s'agita.
— Comment tu t'appelles ?
L'interpellé se figea. Le tremblement désagréable de son échine lui rappelait ô combien il haïssait cette question.
Avant qu'Hélios ne s'appelle Hélios, il n'avait pas de nom ; tout juste un sobriquet qu'il honnissait au point de l'oblitérer.
— Quoi ? Tu t'imagines que les Sans Noms ne sont qu'une légende urbaine pour effrayer les jeunes Rotules qui ne contribueraient pas assez à la grandeur de Monade ?
Le type se redressa comme piqué par une punaise. Une terreur sourde déforma son faciès auparavant relaxé. Il bondit du lit et s'empressa de rassembler ses affaires dans un élan gerbant de gêne. Il avait compris avec qui il venait de baiser. Il déguerpit sans demander son reste.
Le prostitué soupira. Heureusement qu'il l'avait fait payer d'avance. Avec ça, il aurait peut-être assez pour acheter un nouveau script de théâtre à Artyom au Blizzard des Mots avant de redescendre au squat. Les autres se gausseraient encore de sa passion stupide pour cet art inaccessible, mais c'était plus fort que lui. Depuis que Tête Enflée lui avait appris à lire, il ne trouvait rien de plus excitant que de faire danser les mots dans sa tête. Ils matérialisaient des scènes sur le terrain de son imaginaire. Les vêtements, la nourriture... tout ça pouvait se déterrer dans la crasse du Lisier, mais l'art... L'art était plus rare. Si ce n'était pas pour son attrait, Sans Nom ne briserait pas les frontières pour vendre son corps.
Il referma soigneusement la chambre qu'il louait chez Rishka et descendit l'escalier jusqu'à la réception, en rasant les murs, comme à son habitude. Contrairement aux allées et venues entre la Plante et le Cartilage, au-dessus, personne ne s'embarrassait à contrôler celles entre le Lisier et la Plante. Officiellement, le Lisier n'existait pas. Toujours est-il qu'un non-citoyen n'avait rien à faire sur ce territoire ; et il ne voulait pas d'ennuis.
— Tu n'oublies pas quelque chose ?
Sans Nom mua sa grimace en une moue contrite avant de se retourner vers Rishka. Tant pis pour sa pièce de théâtre, il n'échapperait pas à la vigilance de la tenancière. Et à quoi bon ? Elle n'aurait pas manqué de lui rappeler sa dette à sa prochaine venue. Sous les rides marquées, le regard de rapace de la créancière ne se laissait pas berner par l'attitude faussement innocente de son débiteur. Il déversa les pièces sur le comptoir jusqu'à ce que Rishka les juge quittes. Après quoi, un sourire étira ses lèvres émaciées.
— Ça s'est bien passé ?
Il se contenta d'un haussement d'épaules équivoque.
La bougresse n'était pas si mauvaise avec lui. Déjà, elle le laissait travailler dans son établissement, se moquant de son origine comme de sa dernière vergeture. Puis, il y avait ce côté maternel qui transperçait, parfois, dans sa manière réservée de souhaiter le bien-être de ces hères démunis qui passaient chez elle.
— Va demander à mon mari de te servir une chope. Il y a quelqu'un qui t'attend dans le bar.
Sans Nom laissa tomber son masque d'impassibilité sous le coup de la surprise. Quelqu'un pour lui ? Ici, dans la Plante ?
VOUS LISEZ
Entelechia
Science FictionÀ Monade, voir le ciel est un privilège qui se mérite. Les classes souterraines suent sang et eau pour un rayon de soleil. Il existe pourtant un moyen d'accélérer le processus : se vouer corps et âme à l'Entelechia. Mais ceux qui s'y risquent n'en g...